Difficile d’imaginer qu’un grand écrivain n’ait
pas été d’abord un grand lecteur. Il en fut ainsi pour l’enfant Proust qui
découvrit, grâce à la lecture, sa vocation, de même que son attirance
irrésistible pour la chose écrite. Il eut la chance d’avoir en sa mère et sa
grand-mère maternelle deux initiatrices de tout premier ordre, l’une et l’autre
férues de lecture considéraient comme absurde de ne pas proposer à un enfant des
œuvres de réelle qualité. Elles lui laissèrent par conséquent une totale liberté
dans le choix des ouvrages et Proust eut d’instinct une attirance pour les
écrivains qui avaient du style et étaient fidèles à leur réalité intérieure. Le
petit Marcel fut un lecteur attentif et passionné, d’une curiosité insatiable,
d’une réceptivité peu commune et il a d’ailleurs décrit dans son texte sur la
lecture les moments inoubliables que la lecture lui aura permis de vivre.
Ainsi
- "Il n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons
si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que
nous avons passés avec un livre préféré".
Et d’ailleurs, dès les premières pages de La
Recherche, elle est présente.
« Est-ce que tu aurais moins de plaisir si
je sortais déjà les livres que ta grand-mère doit te donner pour ta fête ? Pense
bien : tu ne seras pas déçu de ne rien avoir après-demain ? J’étais au contraire
enchanté et maman alla chercher un paquet de livres dont je ne pus deviner, à
travers le papier qui les enveloppait, que la taille courte et large, mais qui,
sous ce premier aspect, pourtant sommaire et voilé, éclipsaient déjà la
boite à couleurs du Jour de l’An et les vers à soie de l’an
dernier. C’était la Mare au diable, François le Champi, la Petite Fadette et les
Maitres Sonneurs. Ma grand-mère, ai-je su depuis, avait d’abord
choisi les poésies de Musset, un volume de Rousseau et Indiana ; car si elle
jugeait les lectures futiles aussi malsaines que les bonbons et les pâtisseries,
elle ne pensait pas que les grands souffles du génie eussent sur l’esprit même
d’un enfant une influence plus dangereuse et moins vivifiante que sur son corps
le grand air et le vent du large. Mais mon père l’ayant presque traitée de
folle, en apprenant les livres qu’elle voulait me donner, elle était retournée
elle-même à Jouy-le-Vicomte chez le libraire pour que je ne risquasse pas de ne
pas avoir mon cadeau et elle s’était rabattue sur les quatre romans champêtres
de George Sand. Ma fille, disait-elle à maman, je ne pourrais me décider à
donner à cet enfant quelque chose de mal écrit. En réalité, elle ne se résignait
jamais à rien acheter dont on ne pût tirer un profit intellectuel, et surtout
celui que nous procurent les belles choses en nous apprenant à chercher notre
plaisir ailleurs que dans les satisfactions du bien-être et de la vanité. »
Du côté de chez Swann
Proust a été un enfant qu’il fallait sans cesse
consoler. Sa mère s’y employait avec ferveur et entre eux se tissera un lien
privilégié que la lecture ne fera que renforcer et que l’écrivain raconte dans
« Un amour de Swann », choisissant curieusement « François le
Champi » de George Sand, qui n’est probablement pas le meilleur ouvrage de
Sand, mais qui a l’avantage de nous dévoiler le sentiment excessif, quasi
incestueux, que Marcel éprouvait pour sa mère, puisque le récit de Sand raconte
l’amour d’un petit garçon pour la femme d’un meunier qui l’a adopté et qu’il
épousera plus tard, étant donné qu’il n’y a pas entre eux de lien de parenté. Il
y a là l’ambiguïté qu’aime à susciter Proust et que l’on retrouvera plus tard
dans La Recherche lors de la scène à la piscine Deligny, où sa mère en
maillot de bain lui apparait alors comme une déesse désirable, sans
doute hantise du désir oedipien et culpabilité permanente qu’il entretenait avec
un certain masochisme. Dans « Le Temps Retrouvé », il apercevra un
exemplaire de « François le Champi » dans la bibliothèque du duc de
Guermantes et la vue de l’ouvrage sera comme la madeleine ou le pavé inégal de
la cour des Guermantes, un rappel émouvant et un instant vécu à l’état pur,
grâce au phénomène de la mémoire involontaire.
« Maman s’assit à côté de mon lit ; elle
avait pris François le Champi à qui la couverture rougeâtre et son titre
incompréhensible donnaient pour moi une personnalité distincte et un attrait
mystérieux. Je n’avais jamais lu encore de vrais romans. J’avais entendu dire
que George Sand était le type du romancier. Cela me disposait déjà à imaginer
dans François le Champi quelque chose d’indéfinissable et de délicieux. Les
procédés de narration destinés à exciter la curiosité ou l’attendrissement,
certaines façons de dire qui éveillent l’inquiétude et la mélancolie, et qu’un
lecteur un peu instruit reconnait pour communs à beaucoup de
romans, me paraissaient simplement – à moi qui considérais un livre nouveau non
comme une chose ayant beaucoup de semblables, mais comme une personne unique,
n’ayant de raison d’exister qu’en soi – une émanation troublante de l’essence
particulière à François le Champi. Sous ces évènements si journaliers, ces
choses si communes, ces mots si courants, je sentais comme une intonation, une
accentuation étrange. L’action s’engagea ; elle me parut d’autant plus obscure
que dans ce temps-là, quand je lisais, je rêvassais souvent pendant des pages
entières à tout autre chose. Et aux lacunes que cette distraction laissait dans
le récit, s’ajoutait, quand c’était maman qui me lisait à haute voix, qu’elle
passait toutes les scènes d’amour. Aussi tous les changements bizarres qui se
produisent dans l’attitude respective de la meunière et de l’enfant et qui ne
trouvent leur explication que dans les progrès d’un amour naissant me
paraissaient empreints d’un profond mystère dont je me figurais volontiers que
la source devait être dans ce nom inconnu et si doux de Champi qui mettait sur
l’enfant qui le portait sans que je susse pourquoi, sa couleur vive, empourprée
et charmante. Si ma mère était une lectrice infidèle, c’était aussi, pour les
ouvrages où elle trouvait l’accent d’un sentiment vrai, une lectrice admirable
par le respect et la simplicité de l’interprétation, par la beauté et la douceur
du son. Même dans la vie, quand c’étaient des êtres et non des œuvres d’art qui
excitaient ainsi son attendrissement ou son admiration, c’était touchant de voir
avec quelle déférence elle écartait de sa voix, de son geste, de ses propos, tel
éclat de gaîté qui eut pu faire mal à cette mère qui avait autrefois perdu un
enfant, tel rappel de fête, d’anniversaire, qui aurait pu faire penser ce
vieillard à son grand âge, tel propos de ménage qui aurait paru fastidieux à ce
jeune savant. » Du côté de chez Swann
Il n’en reste pas moins étrange que George Sand
soit le seul auteur que Proust cite dans « La Recherche » à propos de
ses lectures enfantines, alors qu’il en avait de nombreuses dans la réalité.
Ainsi il se passionnera pour « Le capitaine Fracasse » de Théophile
Gautier, une histoire de cape et d’épée comme les aiment en général les
garçons et il le dira dans « Jean Santeuil » : « Un auteur que l’on
aime devient une sorte d’oracle que nous aimons à consulter » - ainsi la
littérature a-t-elle eu dans sa vie et dans son œuvre un attrait considérable,
illustré, entre autre, par le personnage de Bergotte, mais il sut, néanmoins, à
propos de la lecture en limiter l’importance : « Et c’est là, en effet, un
des grands et merveilleux caractères des beaux livres (et qui nous feront
comprendre le rôle à la fois essentiel et limité que la lecture peut jouer dans
notre vie spirituelle) que pour l’auteur ils pourraient s’appeler
« Conclusions » et pour le lecteur « Incitations ». Nous sentons très bien que
notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous
donnât des réponses quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des
désirs. » Et plus loin, il souligne encore : « Tant que la lecture est
pour nous l’initiatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de
nous-mêmes la porte des demeures où nous n’aurions pas su pénétrer, son rôle
dans notre vie est salutaire. Il devient dangereux quand, au lieu de nous
éveiller à la vie personnelle de l’esprit, la lecture tend à se substituer à
elle, quand la vérité ne nous apparait plus comme un idéal que nous
ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l’effort de
notre cœur, mais comme une chose matérielle déposée entre les feuillets des
livres comme un miel préparé par les autres et que nous n’avons qu’à prendre la
peine d’atteindre sur les rayons des bibliothèque et de déguster ensuite
passivement dans un parfait repos de corps et d’esprit. »
Adolescent, Alexandre Dumas sera également l’un
de ses auteurs de prédilection, enfin la lecture des « Mille et une
nuits », qu’il lût dans une traduction de Galland, l’impressionnera à un
point tel qu’il lui réservera une place importante dans « La
Recherche », tout en veillant à bien signifier sa différence.
« Moi, c’est autre chose que j’avais à
écrire, de plus long et pour plus d’une personne. Long à écrire. Le jour, tout
au plus, pourrais-je essayer de dormir. Si je travaillais, ce ne serait que la
nuit. Mais il me faudrait beaucoup de nuits, peut-être cent, peut-être mille. Je
vivrais dans l’anxiété de ne savoir si le Maitre de ma destinée,
moins indulgent que le sultan Shériar, le matin quand j’interromprais mon récit,
voudrait sursoir à mon arrêt de mort et me permettrait de reprendre la suite le
prochain soir. Non que je prétendisse refaire, en quoi que ce fût les Mille et
une nuits (…), pas plus qu’aucun des livres que j’ai aimés, dans ma
naïveté d’enfant, superstitieusement attaché à eux comme à mes amours, ne
pouvant imaginer une œuvre qui serait différente d’eux. (…) Ce serait
un livre aussi long que les Mille et une nuits peut-être, mais tout autre. Sans
doute, quand on est amoureux d’une œuvre, on voudrait faire quelque chose de
tout pareil, mais il faut sacrifier son amour du moment, ne pas penser à son
gout mais à une vérité qui ne nous demande pas nos préférences et
vous défend d’y songer. » Le temps retrouvé
Proust fut toujours un oiseau de nuit. On sait
l’importance qu’il accorde à la nuit, royaume de la transposition et du rêve où
l’on envisage le monde autrement, en consacrant davantage de place à
l’imagination. Très tôt aussi, il se plaira à parodier les auteurs qu’il aimait.
Il avait un don pour l’imitation vocale mais également pour le pastiche
littéraire. D’ailleurs, il s’en méfiera par la suite et, passé le temps des
pastiches qu’il publie dans le Figaro, il trouvera sa voix car, disait-il,
« chaque écrivain est obligé de faire sa langue, comme chaque violoniste est
obligé de faire son son ». Il s’est d’ailleurs toujours attaché à analyser
le style et la technique des écrivains mais, prudent, il fera en sorte de n’en
extraire que ce qui pouvait le servir – chaque écrivain ayant ses sources – et
Dieu sait que Proust eut les siennes avant de devenir source à son tour pour ses
successeurs nombreux à venir s’y désaltérer - et n’en usera qu’avec intelligence
et en donnant une vie comme revisitée, réinventée, aux techniques diverses de
ses prédécesseurs. Il connaissait trop le danger d’annihiler ses propres
facultés créatives au contact de ses auteurs favoris, faute menaçante et grave
qu’il dénoncera à plusieurs reprises : - « la capacité de lecture
profitable, si l’on peut ainsi dire, est beaucoup plus grande chez les penseurs
que chez les écrivains d’imagination. Shopenhauer, par exemple, nous offre
l’image d’un esprit dont la vitalité porte légèrement la plus énorme lecture,
chaque connaissance nouvelle étant immédiatement réduite à la part de réalité, à
la portion vivante qu’elle contient ». Et encore : « Un esprit
original sait subordonner la lecture à son activité
personnelle ».
Etudiant en propédeutique, il se passionnera
pour les traductions d’Homère par Leconte de Lisle qui fondent le mythe du
premier écrivain. Il interprètera d’ailleurs la cécité d’Homère comme une cécité
métaphysique, le regard se fermant au monde extérieur pour mieux s’ouvrir à
l’essentiel : monde intérieur, délivrant un message selon lequel le véritable
artiste doit fermer ses yeux au monde pour entrer en résonance avec lui-même.
Dans « Essais et Articles », on lit d’ailleurs ceci à propos d’Homère
représenté dans une toile de Rembrandt, toile qui sert ainsi à illustrer la
métaphore du regard visionnaire : Voilà - ce regard qui a compris et doux,
du Christ devant la femme adultère, ce regard du poète qui se redit les vers
avec tout leur sens, de l’Homère, ce regard qui voit toutes les
misères, du Christ des pèlerins d’Emmaüs et qui, Christ près des femmes
adultères, Homère, Christ des Pèlerins d’Emmaüs, ont le corps étriqué, le geste
détendu, dont tout le corps est attentif à leur pensée, et dont les yeux non pas
droits et fiers, mais fixes, remplis d’une pensée que c’est notre pensée qui
recueille et reconnait dans leurs orbites respectueuses de ce
qu’ils contiennent, et tendus à ne pas la laisser échapper, et le dos
vouté volontiers et l’air humble, comme si toute grande pensée,
d’Homère ou du Christ, était plus grande qu’eux-mêmes, comme si penser
grandement, profondément, c’était justement penser avec un tel respect qu’on ne
laisse rien échapper de la pensée.
Un peu plus âgé, encouragé en cela par sa
grand-mère, il se plonge dans l’œuvre de Balzac qui ne lui plaît que modérément
car son obsession pour la fortune l’agaçait, de même que certaines négligences
de style, mais il admirait la puissance de son imagination et le trait de génie
du retour de certains des personnages comme Vautrin et Eugène de Rastignac dans
plusieurs de ses livres, ainsi que d’avoir parlé de l’homosexualité sans
proférer de jugements moraux à cet égard. D’ailleurs les rapprochements entre
Charlus et Vautrin sont très significatifs et prouvent l’influence que l’auteur
de la « Comédie humaine » eut sur celui de « La Recherche du temps
perdu ». Néanmoins, à son sujet, il avoue lors d’une visite à Bernard Fay :
« Croyez-vous que ces interminables descriptions, placées au début de la
plupart de ses romans, soient distrayantes ou faciles à lire ?
Pourtant le lecteur averti discerne que là réside le nœud de l’intrigue, la
solution de tous les problèmes qui seront posés au cours du récit ».
Cela, avant de s’enthousiasmer pour Baudelaire, Leconte
de Lisle, dont il appréciait la précision de langage et la richesse des
références classiques, puis pour Tolstoï, Dickens et George Eliot. Enfin ce
seront Racine et Saint-Simon qui l’encouragèrent à ne point se plier aux règles
habituelles de la grammaire afin d’obtenir plus de force dans l’expression. Mais
si Proust considère qu’un écrivain n’a pas à se soumettre aveuglément aux règles
de grammaire, il entend respecter scrupuleusement le sens exact des mots, les
mots communs devant être utilisés avec la plus grande précision. Toutefois, si
le style le préoccupait, la mémoire, et plus particulièrement le phénomène de la
mémoire involontaire et son rôle dans la création artistique, l’obsédait
littéralement. Trois écrivains, qu’il appréciait, Chateaubriand, Nerval et
Baudelaire y attachaient eux aussi une semblable importance. Ces prédécesseurs
lui donnèrent ainsi le sentiment qu’il était sur la bonne voie et qu’il devait
s’y engager et en analyser les ressources immenses. Le passage de la madeleine
n’est pas sans rappeler le chant de la grive dans les bois de Combourg dont usa
le vicomte. Proust ne manqua pas de reconnaitre, à sa façon, sa
dette envers son ainé : « N’est-ce pas à une sensation du genre
de la madeleine qu’est suspendue la plus belle partie des Mémoires
d’Outre-Tombe ? » - écrira-t-il avec une certaine mauvaise foi, car c’est
le contraire qu’il aurait dû dire : « N’est-ce pas à une sensation du genre du
chant de la grive qu’est suspendue la plus belle partie de « A la Recherche du
Temps perdu » ?
Chez Baudelaire, qu’il ne cessait de lire et
relire, Proust s’étonnait de la juxtaposition de cruauté apparente et de
tendresse invisible et l’originalité frappante, et même parfois choquante, de
ses images. Et il s’indignait de l’aveuglement des critiques qui n’avaient pas
décelé l’immense sensibilité du poète dans ses évocations précises et
impitoyables de la pauvreté, de la vieillesse, de la maladie et de la mort.
« Peut-être cette subordination de la sensibilité à la vérité est-elle au
fond une marque du génie, de la force de l’art supérieure à la pitié
individuelle. » - écrira-t-il dans « Contre
Sainte-Beuve ».
Parlant des « Fleurs du mal », Proust
écrit : « Ce livre sublime mais grimaçant, où la pitié ricane, où la
débauche fait le signe de la croix, où le soin d’enseigner la plus profonde
théologie est confié à Satan », l’interpelle à coup sûr. Tout au long de
sa vie et de ses écrits, Proust cite Baudelaire et le considère comme le plus
grand poète du XIXe siècle. Selon lui, le poète jouit du verbe « le plus
puissant qui ait éclaté des lèvres humaines », un verbe cent fois plus
fort, selon lui, que celui de Victor Hugo et une poésie qui a le mérite de
n’avoir d’autre but qu’elle-même. Il souligne que « ressentir toutes les
douleurs mais être assez maitre de soi pour ne pas se déplaire à
les regarder » - éclaire la conception esthétique et morale du poète qui,
par ailleurs, est presqu’aussi hanté par le mal que Dostoïevski. Comme Proust,
Baudelaire avait la nostalgie du paradis perdu de l’enfance et souffrait de son
manque de détermination ; comme lui il aimait passionnément sa mère et
s’adonnait aux narcotiques. Ces écrivains étaient sa véritable parentèle. Il
s’inscrivait déjà dans leur lignée prestigieuse.
Depuis sa plus tendre enfance, Marcel Proust a
été sensible à la poésie et lui-même écrivit quelques poèmes qui ne sont pas
mémorables, du moins la poésie aura-t-elle inspiré sa prose et, le lire à voix
haute, est l’assurance qu’il fût à sa façon, et en prosateur, un grand poète et
que ses filiations sont nombreuses. Oui, la poésie a agi à la manière d’une
irradiation. Que ce soit Baudelaire, Vigny, Nerval, Sully Prudhomme, ces poètes
lus avec passion et attention auront laissé leur empreinte dans la sensibilité
proustienne et tissé des réseaux thématiques importants, ne serait-ce que dans
les fondations et soubassements de son grand-œuvre : La
Recherche.
Nous savons, d’autre part, que le fait de
trouver sa voix personnelle est survenu tardivement dans sa vie, d’où l’intérêt,
la curiosité qu’il a accordé à écouter, entendre, disséquer celles des autres.
Ainsi ses lectures ont-elles participé au dynamisme permanent de son évolution
créatrice, sans qu’il ne cède jamais à la tentation de les imiter. Sa formidable
culture littéraire est un des éléments constitutif de son génie, de cette
structure interne qui lui a permis d’élever son œuvre à la hauteur de ses
aspirations secrètes. Aurait-il été l’écrivain qu’il fût s’il n’avait pas été un
pareil lecteur ? Probablement pas ! C’est d’ailleurs grâce à ses lectures,
nombreuses et attentives, qu’il a pu truffer de citations les dialogues de ses
personnages et donner à chacun une voix particulière et étonnement personnelle.
Ses amis prétendaient qu’il avait tout lu et rien oublié.
Parmi les grands textes qui l’ont forgé et ont
fait de lui un héritier, il faut citer les incontournables : Racine, Madame de
Sévigné, Ruskin, Edgar Poe et Dostoïevski. A Edgar Poe, par exemple, il
empruntera ni plus, ni moins, sa méthode de composition, celle-ci étant capitale
pour tout écrivain et elle le sera d’autant plus que celle de Poe est
originale : commencer par la fin. Proust n’hésitera pas à suivre ce conseil
après avoir lu Poe et écrira, dans une lettre à Mme Straus, cette phrase
énigmatique à l’époque : « Je viens de commencer – et de finir – tout un
long livre. » La suggestion d’Edgar Poe vient de rencontrer un émule. On
voit qu’aucun acquis théorique n’est perdu pour Marcel et qu’il récolte son miel
au fur et à mesure de ses lectures, sachant les sucs des fleurs qui lui sont les
plus favorables. Et il poursuit : « Ce n’est qu’à la fin du livre, et une
fois les leçons de la vie comprises, que ma pensée se dévoilera. » Ainsi
obéit-il aux impératifs d’un plan secret, transposant une construction en un
parcours de vie, la vie étant le symbole incarné d’une existence. Que faisait
d’autre Baudelaire en notant à son tour : « Un bon auteur a déjà sa dernière
ligne en vue quand il écrit les premières. », sinon de paraphraser Poe qui
considérait toute œuvre comme une totalité préconçue.
Chez Madame de Sévigné, ce que Proust admirera
le plus, à la suite de sa grand-mère et de sa mère, sera l’élégance du style, et
à ces deux êtres indissociables de sa vie réelle, il ajoutera le personnage
fictif de Mme de Villeparisis qui aura, au sujet de l’épistolière, une longue
discussion avec le baron de Charlus dans « A l’ombre des jeunes filles en
fleurs » ; ainsi Proust se plaît-il à nous plonger dans le Grand-Siècle
avec ses formules et gestes de politesse inculqués comme un art.
« Mais ce parti pris de virilité ne
l’empêchait pas d’avoir des qualités de sensibilité des plus fines. A Mme de
Villeparisis qui le priait de décrire pour ma grand-mère un château où avait
séjourné Mme de Sévigné, ajoutant qu’elle voyait un peu de littérature dans ce
désespoir d’être séparée de cette ennuyeuse Mme de Grignan : - Rien au
contraire, répondit-il, ne me semble plus vrai. C’était du reste une époque où
ces sentiments-là étaient bien compris. L’habitant du Monomotapa de La Fontaine,
courant chez son ami qui lui est apparu un peu triste pendant son sommeil, le
pigeon trouvant que le plus grand des maux est l’absence de l’autre pigeon, vous
semblent peut-être, ma tante, aussi exagérés que Mme de Sévigné ne pouvant
attendre le moment où elle sera seule avec sa fille. C’est si beau ce qu’elle
dit quand elle la quitte : « Cette séparation me fait une douleur à l’âme, que
je sens comme un mal du corps. Dans l’absence, on est libéral des heures. On
avance dans un temps auquel on aspire.
Ma grand-mère était ravie d’entendre parler
de ces Lettres exactement de la façon qu’elle l’eût fait. Elle s’étonnait qu’un
homme pût les comprendre si bien. Elle trouvait à M. de Charlus des
délicatesses, une sensibilité féminines. Nous nous dimes plus tard,
quand nous fûmes seuls et parlâmes tous les deux de lui, qu’il avait dû subir
l’influence profonde d’une femme, sa mère, ou plus tard sa fille s’il avait des
enfants. Moi je pensai : une maitresse, en me reportant à
l’influence que celle de Saint-Loup me semblait avoir eue sur lui et qui me
permettait de me rendre compte à quel point les femmes avec lesquelles ils
vivent affinent les hommes. Une fois près de sa fille, elle n’avait probablement
rien à lui dire, répondit Mme de Villeparisis.
Certainement si ; fût-ce de ce qu’elle
appelait « choses si légères qu’il n’y a que vous et moi qui les remarquions ».
Et en tous cas, elle était près d’elle. Et La Bruyère nous dit que c’est tout :
« Etre près des gens qu’on aime, leur parler, ne leur parler point, tout est
égal ». Il a raison ; c’est le seul bonheur, ajouta M. de Charlus d’une voix
mélancolique ; et ce bonheur-là, hélas, la vie est si mal arrangée qu’on le
goute bien rarement ; Mme de Sévigné a été en somme moins à
plaindre que d’autres. Elle a passé une grande partie de sa vie auprès de ce
qu’elle aimait. »
Par ailleurs, le fait que John Ruskin,
Stevenson, George Eliot ou Thomas Hardy soient peu mentionnés dans La
Recherche ne signifie nullement qu’ils ont eu peu d’influence auprès du
lecteur Proust. Comme Baudelaire, peu cité également, ils ont été entièrement
intériorisés. Dans une lettre à Robert de Billy, Proust s’en explique :
« C’est curieux que dans tous les genres les plus différents, de George
Eliot à Hardy, de Stevenson à Emerson, il n’y a pas de littérature qui ait sur
moi un pouvoir comparable à la littérature anglaise et américaine. L’Allemagne,
l’Italie, bien souvent la France me laissent indifférent. Mais deux pages du
« Moulin sur la Floss » (d’Eliot) me font pleurer. »
Et dans cette lettre,
Proust ne fait même pas allusion à Ruskin, pas plus que dans son œuvre
d’ailleurs, alors que son influence fut, à maints égards, déterminante. Voilà un
auteur qu’il a traduit avec l’aide de sa mère et qui l’a ouvert à la beauté de
l’art médiéval, tout en lui inspirant nombre des propos qu’il placera dans la
bouche du peintre Elstir. Proust passera neuf années dans l’obsession de Ruskin
et finira par s’éloigner, car il lui fallait désormais – pour exister lui-même –
se détacher du vieux maitre, tuer le père, de façon « à
renoncer à ce qu’on aime pour le recréer ». Du moins le chroniqueur
anglais aura-il eu le mérite d’ouvrir les yeux du jeune Marcel sur l'art en
général : peinture, architecture, littérature mais également géologie,
botanique, ornithologie, économie politique, il semble que presqu’aucun sujet
n’ait échappé à la curiosité et à l’esprit d’analyse de Ruskin. Proust le
découvrit grâce à Robert de la Sizeranne et à son étude « Ruskin et la
religion de la beauté », dont le titre ne pouvait manquer de retenir son
attention. Pour Ruskin, l’artiste était le lien entre la nature et l’homme et,
son obligation, celle de ne dépeindre que ce qu’il voit, considération qui
confortait Proust, celui-ci estimant ne pas avoir d’imagination. Sa passion
naissante pour le philosophe anglais sera si totale qu’il abandonnera la
rédaction un peu brouillonne de « Jean Santeuil » pour s’atteler à la
traduction de « La bible d’Amiens ». Cette traduction se fera avec
l’aide de sa mère, qui maitrisait parfaitement l’anglais,
contrairement à son fils, et les rapprochera d’autant plus qu’Adrien Proust
venait de mourir. Mais le traducteur de Ruskin cherchait déjà la forme d’une
œuvre personnelle et cette œuvre, en cours de traduction, avait le mérite de lui
révéler une structure dont il recueillait précieusement les éléments
constitutifs pour se les appliquer à lui-même. Ainsi Ruskin et Poe auront-ils
largement contribué à forger la technique de la construction de La
Recherche. Ce qui n’est pas une mince influence !
Sa relation avec la littérature russe est
différente. D’abord Tolstoï, « ce dieu serein » qu’il place très haut dans le
panthéon de ses artistes, bien au-dessus de Balzac, pour la simple raison qu’il
considérait sa conception romanesque proche de l’idéal littéraire. Il écrira
dans « Contre Sainte-Beuve » :
« L’impression de puissance et de
vie chez Tolstoï vient précisément de ce qui n’est pas observé, mais que chaque
geste, chaque parole, chaque action n’étant que la signification d’une loi, on
se sent mouvoir au sein d’une multitude de lois. »
Quant à Dostoïevski, c’est l’obsession du crime
qui le fascinait : « Tout cela me semble aussi loin de moi que possible, à
moins que j’aie en moi des parties que j’ignore, car on ne se réalise que
successivement. » Un jour, alors qu’un journaliste lui demandait quel était
le plus beau roman du monde qu’il ait lu, Proust avait répondu :
L’idiot de Dostoïevski. Il avouera même à Gaston Gallimard qu’il y a
beaucoup de Dostoïevski dans la conception de « Du côté de
Guermantes ». Dans « La Prisonnière », il s’en explique longuement
à Albertine qui devait trouver cela bien ennuyeux :
Mais est-ce qu’il a jamais assassiné
quelqu’un, Dostoïevsky ? Les romans que je connais de lui pourraient tous
s’appeler l’Histoire d’un Crime. C’est une obsession chez lui, ce n’est pas
naturel qu’il parle toujours de ça. – Je ne crois pas, ma petite Albertine, je
connais mal sa vie. Il est certain que comme tout le monde il a connu le péché,
sous une forme ou sous une autre, et probablement sous une forme que les lois
interdisent. En ce sens-là il devait être un peu criminel, comme ses héros, qui
ne le sont d’ailleurs pas tout à fait, qu’on condamne avec des circonstances
atténuantes. Et ce n’était même peut-être pas la peine qu’il fût criminel. Je ne
suis pas romancier ; il est possible que les créateurs soient tentés par
certaines formes de vie qu’ils n’ont pas personnellement éprouvées. Si je viens
avec vous à Versailles comme nous avons convenu, je vous montrerai le portrait
de l’honnête homme par excellence, du meilleur des maris, Choderlos de Laclos,
qui a écrit le plus effroyablement pervers des livres, et juste en face de celui
de Mme de Genlis qui écrivit des contes moraux et ne se contentera pas de
tromper la duchesse d’Orléans, mais la supplicia en détournant d’elle ses
enfants. Je reconnais tout de même que chez Dostoïevsky cette préoccupation de
l’assassinat a quelque chose d’extraordinaire et qui me le rend très étranger.
Je suis déjà stupéfait quand j’entends Baudelaire dire :
Si le viol, le poison, le poignard,
l’incendie…
C’est que notre âme, hélas ! n’est pas assez
hardie.
Mais je peux au moins croire que Baudelaire
n’est pas sincère. Tandis que Dostoïevsky… Tout cela me semble aussi loin de moi
que possible, à moins que j’aie en moi des parties que j’ignore, car on ne se
réalise que successivement. Mais c’est un grand créateur. D’abord, le monde
qu’il peint a vraiment l’air d’avoir été créé pour lui. Tous ces bouffons qui
reviennent sans cesse, tous les Lebedev, Karamazov, Ivolguine, Segrev, cet
incroyable cortège, c’est une humanité plus fantastique que celle qui peuple la
ronde de Nuit de Rembrandt. Et peut-être pourtant n’est-elle fantastique que de
la même manière, par l’éclairage et le costume, et est-elle au fond courante. En
tout cas elle est à la fois pleine de vérités, profonde et unique, n’appartenant
qu’à Dostoïevsky.
Proust s’insérait ainsi dans une lignée en digne
héritier de la littérature, littérature qui a façonné son art puisqu’il sut
toujours s’abreuver aux sources les plus pures. Racine, en particulier, tient un
rôle capital dans « La Recherche », c’est la raison pour laquelle je
l’ai gardé pour la fin car de tous les écrivains qui ont accompagné, nourri
l’imaginaire proustien, aucun n’occupe la place dévolue à Racine, essentielle
pour la compréhension du personnage du narrateur. Lors de ses études, Proust
avait rédigé une composition française qui consistait à comparer Corneille et
Racine et l’élève Proust, sans chercher à dissimuler un penchant évident pour
l’auteur de Bérénice, « le poète de la rébellion farouche », soulignait
honnêtement les évidentes qualités du « précurseur génial ». « Aimer
passionnément Racine, ce sera simplement aimer la plus profonde, la plus tendre,
la plus douloureuse, la plus sincère intuition de tant de vies charmantes et
martyrisées, comme aimer passionnément Corneille, ce serait aimer dans toute son
intègre beauté, dans sa fierté inaltérable, la plus haute réalisation d’un idéal
héroïque » - écrira-t-il plus tard dans « Contre Sainte-Beuve ».
Dans
« La Recherche », il faut avouer que Corneille est passablement oublié
au profit de Racine, présent et même omniprésent depuis l’enfance du narrateur à
Combray jusqu’au dénouement de ses amours avec Albertine. Il saura, comme le
souligne finement Mme Muhlstein dans son ouvrage « La bibliothèque de Marcel
Proust », fausser le sens de certaines tirades et créer une lecture
homosexuelle d’un comique inégalable d’ « Athalie » ou
d’ « Esther » et utiliser « Phèdre » afin d’illustrer les
tragiques ravages provoqués par la jalousie et l’amour repoussé dans « La
Fugitive », Phèdre étant pour Proust le symbole même de l’amour
maladie.
Aussi, dans l’ensemble de « La Recherche », les
citations de Racine sont-elles nombreuses et diverses pour souligner les
sentiments éternels ou particuliers éprouvés par les personnages. L’auteur ne
cessera d’avoir recours aux vers d’ « Athalie » pour décrire la chute
de Nissim Bernard, l’oncle de Bloch, qui se plaît à débaucher un commis du Grand
Hôtel ou un garçon de ferme et use de sa majestueuse sévérité pour pointer du
doigt les manœuvres de ce vieux vicieux vantard et sans scrupules. Cette
symbiose entre deux écrivains de génie permet au plus moderne des deux d’oser
utiliser le langage classique de l’ainé avec aisance et une
indiscutable effronterie.
Nous voyons que la lecture a non seulement
contribué à élaborer la culture de l’enfant, puis de l’adolescent Proust, mais
qu’elle l’a éveillé à des mondes divers dont celui très vaste des idées, a
provoqué en lui des émotions nombreuses et l’a éclairé intellectuellement, tout
en façonnant ses gouts. Le lecteur qu’il a été, si attentif, si
curieux, si avide, si exigeant, se retrouve dans l’écrivain qu’il sera tout
aussi attentif et soucieux de s’insérer dans une filiation et de n’accepter
l’héritage qu’en veillant à l’élargir, l’approfondir, le renouveler. Si, dans un
premier temps, il se consacre aux livres des autres comme ce sera le cas avec la
traduction de « La Bible d’Amiens » de John Ruskin et ose des pastiches
grâce à son talent d’imitateur, une fois ces étapes franchies, il lui faut se
lancer et épouser la grande aventure qui est celle de l’écrivain vivant dans
l’impatience, la jubilation, le doute, la douleur de la gestation, consacrant
ses ultimes forces « à la transcription d’un univers qui est à redessiner
tout entier » - soulignera-t-il. Mais l’idée de lecteur ne le quittera
jamais, conscient qu’il ne travaille que dans le but d’éveiller l’intelligence
de milliers de lecteurs à venir, afin, qu’à leur tour, ils se penchent sur
« le grand miroir de l’esprit (qui) reflète une réalité
nouvelle ».
Si lire, c’est partager, écrire, c’est se donner
et, en se donnant, se multiplier, s’universaliser. Il est vrai que pour Proust,
la vie est avant tout une recréation de l’intelligence, le vrai réel est celui
que notre imagination recompose et transcende, tant il est vrai que l’essentiel
– et là il rejoint Saint-Exupéry – est invisible pour les yeux et ne l’est que
pour l’œil intérieur, c’est-à-dire le coeur. C’est la force de notre esprit qui
est en mesure de surmonter nos tares, c’est la puissance de notre pensée qui
nous délivre de notre enfermement psychique (rappelons-nous La
Prisonnière) et nous permet de passer outre aux contraintes de l’espace et
du temps. « Proust a eu mérite de chercher le salut dans la contrainte. Si, dans
un premier temps, il s’est immolé dans la douloureuse gestation de l’œuvre et
si, en épuisant ce vécu, il s’est exercé à en vaincre la faiblesse, sa
rédemption est avant tout envisagée dans une optique humaine. Proust ne demande
pas à un dieu de lui prêter sa force, il s’honore de la trouver en soi. Il ne
prie pas les anges et les saints de le délivrer du mal, il s’en délivre seul.
Mais là où il diffère de Nietzsche et s’approche de Dostoïevski, c’est que, dans
son élan, il entraine le lecteur, son frère humain. Se sauver ?
Sans doute, mais ensemble. Car c’est l’œuvre qui est immortelle, elle qui est
sanctifiante et rédemptrice, elle qui se partage. Elle est le lieu de rencontre
privilégié, comme l’est le chœur de la cathédrale que Proust s’est plu à édifier
afin que l’auteur et le lecteur soient unis dans une semblable communion
d’esprit. C’est bien là la seule forme de communion dont il avait rêvé lorsqu’il
nous demandait de nous pencher sur nous-mêmes, de nous examiner avec probité
afin de déceler en nous des traits communs à tous les hommes »*. En le lisant,
nous devenons les lecteurs de nous-mêmes comme autrefois, en lisant les autres,
Proust s’était révélé à lui-même.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
*« Proust ou la recherche de la
rédemption » Armelle Barguillet Hauteloire - Editions de Paris
vendredi 4 septembre 2015
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