Depuis 2009, la Semaine de la pop philosophie, créée à Marseille par Jacques Serrano, fait bouger les lignes de front de la pensée, introduisant un public nouveau aux joies du concept, et se penchant sur les objets du contemporain pour en dire l’intelligence. Pourtant, malgré son succès public et le prestige de ses invités, le festival est en danger : le ministère de la Culture et de la Communication ne le soutient pas cette année, et d’autres autorités ont réduit le financement qui lui permet de fonctionner, et de continuer à renouveler le paysage de la pensée en France.
Peut-être le moment est-il venu, alors, de s’interroger sur les mérites de cette «pop philosophie» que certains croient bon de dénigrer en tant qu’elle s’intéresserait à la pacotille du contemporain, au lieu de se consacrer aux grandes vérités éternelles. Rien n’est plus faux, bien entendu.
Lorsque Gilles Deleuze inventa l’expression «pop philosophie», c’était tout le contraire de l’opposition entre «essentiel» et «accessoire» qu’il souhaitait mettre en avant, mais une manière de concevoir «la façon dont l’essentiel se distribue dans l’accessoire». S’intéresser, comme le propose chaque année la Semaine de la pop philosophie, aux séries télévisées, aux jeux vidéo, aux applications pour smartphones, aux drones, au trading à haute fréquence, etc. ce n’est pas s’éblouir face aux reflets brillants que renvoie la petite monnaie du contemporain. C’est plutôt plonger au cœur de la multitude grouillante des enjeux politiques, éthiques, esthétiques, épistémologiques, ontologiques, et ainsi de suite, qui, dans notre époque, sont synthétisés par ces objets, et constituent sa singularité propre. De ce point de vue, l’ambition de la pop philosophie rejoint celle de la «philosophie éternelle» ; ce qu’elle prétend apporter ne consiste pas à nier ou abandonner les idéaux de la philosophie ; cela consiste au contraire à en intensifier et en démocratiser encore la pratique. Ce dont il s’agit, avec la pop philosophie, c’est, par l’intérêt porté aux objets qui passionnent les habitants de notre monde, d’introduire ceux-ci à la passion de le penser, et à la passion de faire de cette pensée l’occasion d’un regard neuf.
Nourrir cette passion auprès d’un public éloigné de l’université ou du monde intellectuel a toujours constitué une des réussites de la Semaine de la pop philosophie - réussite d’autant plus étonnante qu’elle n’était pas recherchée pour elle-même. Mais ce n’est pas la seule : la plus importante, peut-être, est d’avoir contribué à mettre en scène la pensée là où le contemporain la pousse à se renouveler, à se réinventer, à se dépasser, et, en se dépassant, à contribuer à une intelligence inédite du monde.
Le mot d’ordre capital de la pop philosophie, qui était déjà un mot d’ordre cher à Deleuze, est en effet le mot «nouveauté» : face à un monde qui ne cesse de se renouveler, il nous faut aussi renouveler notre équipement de concepts, et nos habitudes de compréhension. De ce point de vue, la pop philosophie constitue bien la fine pointe d’une double entreprise d’intensification et de démocratisation : intensification de la pensée, mise à l’épreuve du contemporain ; démocratisation de son public, par l’intérêt porté à ce qui le fait penser.
Aujourd’hui, la Semaine de la pop philosophie, qui en porte presque seule le programme, bien que se multiplient les «pop philosophes», est en danger - un danger qui signe le désengagement des pouvoirs publics quant à ce qui constitue le cœur battant du présent. Un tel désengagement menace non seulement l’avenir du festival, et ce qu’il représente mais aussi l’avenir de la pensée philosophique en France qui devrait abandonner l’univers de sens - technique, pop culturel ou autre - d’une majorité de sa population.
Plus que jamais, nous avons besoin de comprendre le contemporain. Il faut que ce qui contribue à le nourrir soit soutenu.
PREMIERS SIGNATAIRES
Manuel Maria Carrilho Professeur de l’Universidade Nova de Lisboa, ancien ministre de la Culture du Portugal et ancien ambassadeur du Portugal à l’Unesco,  Marc Crépon Directeur du département de philosophie de l’ENS,  Catherine Millet Ecrivaine,  Françoise Gaillard Historienne des idées, François Jost Professeur à la Sorbonne-Nouvelle, spécialiste des médias,  Aude Lancelin Directrice adjointe de la rédaction de l’Obs, agrégée de philosophie,  Maurizio Ferraris Philosophe, Robert Maggiori Philosophe, journaliste à Libération, Emmanuel Pierrat Avocat et écrivain, Dominique Quessada Philosophe.... (Retrouvez tous les signataires sur Libération.fr)