jeudi 30 juillet 2015

A vos plumes !


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«Le Petit Prince», mort pour la France

Durant les six années que le blogueur iranien Hossein Derakhshan a passées en prison, le Web, raconte-t-il, a profondément changé (Libération du 19 juillet). Et plus encore, évidemment, depuis le début de sa massification, au milieu des années 90. Pourtant, le débat sur le droit d’auteur «à l’ère d’Internet» semble, lui, étrangement pérenne, se posant peu ou prou dans les mêmes termes, opposant en grande partie les mêmes catégories d’acteurs.
Les empoignades, ces derniers mois, au Parlement européen, autour du rapport - pourtant mesuré - de l’eurodéputée pirate Julia Reda sur «l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information» en ont été une nouvelle illustration. Adopté le 9 juillet après avoir été (très) vigoureusement amendé, il ne préconise plus une réduction des délais de protection du droit d’auteur à cinquante ans post mortem auctoris (comme c’était d’ailleurs le cas en France avant la directive de 1993), mais se borne à appeler à les «harmoniser davantage» sans les étendre.
Le cas du Petit Prince, qui vient de faire l’objet d’une adaptation cinématographique douteuse (Libération de mercredi), est un exemple flagrant de l’inadéquation du cadre juridique existant avec les réalités d’un réseau mondial - et les intérêts du public. Au Canada ou au Japon, l’œuvre est entrée dans le domaine public en 1995. Dans l’Union européenne, c’est le cas depuis le 1er janvier 2015. Mais en France, où s’ajoute une prolongation de trente ans pour les auteurs «morts pour la France», le Petit Prince est protégé jusqu’en 2032. Ainsi, partout dans le monde il est possible de le partager, de le copier, de l’adapter librement, sauf dans son pays d’origine. Une situation d’autant plus absurde qu’il suffit à un internaute français de se rendre sur un site belge, par exemple, pour pouvoir le télécharger.
Nul ne conteste que l’explosion des échanges en ligne a profondément bouleversé les modalités de diffusion des œuvres. Nul ne nie la nécessité de définir des formes pérennes de financement de la culture. Reste qu’on ne voit pas en quoi la situation du Petit Prince - ou d’autres - s’apparenterait à une juste rétribution de la création, ou à une protection de la diversité culturelle. Et qu’on peut difficilement considérer comme autre chose que la défense d’une rente l’empressement de la succession Saint-Exupéry, dirigée par un petit-neveu de l’aviateur, à déposer les personnages du livre comme des marques commerciales - qui peuvent être renouvelées indéfiniment.
Dans l’équilibre à trouver entre créateurs, ayants droit, industries culturelles, diffuseurs et public, le dernier est trop souvent le grand oublié des débats en cours. Et les premiers ne sont pas, loin s’en faut, ceux qui en retirent le plus de bénéfices. Alors que la partie continue de se jouer à Bruxelles, il serait bon de ne pas oublier que la culture est, d’abord, une affaire de partage.
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Derrière Le Petit Prince, une leçon de philosophie

  Petit Prince
FIGAROVOX/ANALYSE - Alors que sort sur les écrans une adaptation du Petit Prince d'Antoine de Saint Exupéry, Laurence Vanin souligne l'aspect intemporel d'une oeuvre philosophique qui parle à tous.

Laurence Vanin est philosophe. Son livre L'énigme de la rose: les richesses philosophiques du Petit Prince est paru aux éditions Ovadia en 2015.

Tout le monde connaît Saint Exupéry écrivain! Le cinéma, désormais, accueille Le Petit Prince. Mais l'écrivain adapté au cinéma cache en vérité un philosophe. Le Petit Prince de Saint Exupéry paraît à chaque lecture s'enrichir de significations inédites qui trouvent toujours échos dans les consciences. Y compris lorsqu'il inspire le cinéaste! Intemporel et par conséquent toujours moderne, ce conte exhorte à la métamorphose. Il incite à penser le réenchantement du regard et recentrer l'homme dans une humanité afin qu'il réinvestisse son rôle!
Dès lors il paraît intéressant de s'interroger sur la mise en situation d'un homme incompris qui exécute un dessin et se trouve face à son destin (une panne de moteur en plein désert). Inéluctablement sa conscience s'en épuise… Sauf si elle parvient à transcender sa position de mortel, vouée à un déterminisme circonstanciel, afin de manifester sa liberté dans des actes volontaires. Elle déjoue alors les coups du sort et dépasse sa condition. Surtout si un petit prince vient à sa rencontre et l'amène à méditer sur son devenir... Pourquoi une si énigmatique apparition?
Lorsque l'idée d'un projet jaillit, qu'elle soit ou non initiée par la rencontre d'un petit être - sorte de révélation d'une possible attention nouvelle à la vie - il devient urgent d'agir et d'investir ses initiatives d'une signification nouvelle. D'autant que Saint Exupéry nous invite au voyage: quels sont ces mystérieux astéroïdes? Quels messages leurs habitants ont-ils à délivrer?
Désormais, il convient au lecteur attentif de visiter les planètes en alléguant autant d'analyses et de méditations sur le genre humain, ses égarements, ses démesures néfastes à son épanouissement que ces rencontres (symboliques ou insolites) peuvent susciter. Insistons alors sur l'idée que cette civilisation excessive, pointée du doigt par Saint Ex, désigne celle où l'être humain, dans sa spécificité, se condamne à une mort certaine parce que son être à soi lui est devenu difficile. Saint Ex invite donc à méditer ces fléaux qui menacent l'humanité. Mais quel effort va susciter cette entreprise? «Deviens Homme» rappelle Saint-Exupéry, là où au préalable Nietzsche exhortait l'homme inquiet de son état d'insatisfaction: «sois heureux et fais ce que tu voudras!» La transposition semble aller de soi: «Deviens Homme et fais ce que tu voudras!»
Quels sont les secrets d'une philosophie de l'éveil? Ne convient-il pas de repenser l'objet de notre quête terrestre: s'initier à l'amitié, à l'amour, à la connaissance et envisager une pensée entre Ciel et sable où l'espace-temps de l'existence est à repenser au cœur même de la problématique du mouvant, du changeant, du pilote? Le petit prince s'avère être un personnage toujours en mouvement, insaisissable parce que l'idée est sans appel: l'immobilisme est la voie de l'absurdité de la vie.
Le rayonnement de la pensée ne peut avoir lieu que dans une élévation spirituelle suscitée par la mobilité et l'action. Inversement, mourir revient à s'arrêter, se poser, être en proie… ou plutôt, être la proie consentante d'un serpent: comme l'est le petit prince en fin d'ouvrage… Méditer sur la mort n'est-ce pas déjà commencer de vivre pour renaître à «autre chose»? «Quand nous prendrons conscience de notre rôle, même le plus effacé, alors seulement nous serons heureux. Alors seulement nous pourrons vivre en paix et mourir en paix, car ce qui donne un sens à la vie donne un sens à la mort.»
En épilogue, l'auteur nous laisse face à une étoile: un désir… Celui du possible retour comme pour conjurer la peine, dernier hommage rendu aux philosophes de l'Éternel Retour:
«Alors soyez gentils! Ne me laissez pas tellement triste: écrivez-moi vite qu'il est revenu…»
Philosophe de l'agir, dont la condition d'aventurier l'amène à penser le danger, guidé par des impératifs moraux et une pensée nomade, Saint Exupéry se révèle, pleinement, dans un symbolisme qui s'adresse à chacun et dans lequel il livre les clefs d'une philosophie de la réussite de l'Homme universel dont la rencontre avec un renard l'incite à penser l'amitié, et le lien à la rose à redécouvrir l'amour. Toutefois, la connaissance la plus élevée est celle qui se présente par révélation parce qu'elle forme l'homme à la richesse intérieure. Elle renvoie au type de comportement humaniste qui, dans son intériorité, la force à poser la valeur de l'homme comme étendue, un espace interne et spirituel à conquérir. Elle transforme l'individu de l'intérieur, ouvre une dimension ultime à l'altruisme et à la fraternité. Elle constitue un trésor:
«Va revoir les roses. Tu comprendras que la tienne est unique au monde. Tu reviendras me dire adieu, et je te ferai cadeau d'un secret. […]
Et il revint vers le renard:
«Adieu, dit-il…
- Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très simple: on ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux.»
C'est ainsi qu'il est philosophe, Saint Exupéry: en engageant les hommes à conquérir leur humanité. Il les exhorte à préserver leur héritage culturel et à «habiter» le monde, non pas comme simples présences mais comme gardiens de valeurs spirituelles et structurelles en vue de façonner un nouveau monde axé sur l'essentiel... Un univers réenchanté!
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Les expressions favorites des politiques : «La langue de bois»

  Langue de bois - Lecture - Bande dessinée - L-M-N-O
LE SCAN POLITIQUE - À la faveur de l'été, Le Scan politique vous propose de décrypter une expression récurrente dans le discours des politiques. Aujourd'hui, «la langue de bois».
Tous les partis tombent dans l'écueil, bien que chaque responsable politique s'en défende. C'est le code nécessaire d'une communication dans la concorde, à l'heure où chaque mot est scruté. C'est un puissant repoussoir pour un électorat désabusé toujours plus tenté par l'abstention: la langue de bois. Sa pratique, érigée en art dès les bancs de certaines grandes écoles, uniformise l'expression publique sous le vernis d'une certaine convenance. De nombreux responsables politiques promettent de s'en défaire pour toujours en espérant attiser ainsi l'ardeur des révoltés de tous bords, avant d'y revenir par nécessité du consensus. C'est le romancier Stendhal, dans son roman Le Rouge et le Noir qui en délivre le plus clairement la formule: «La parole a été donnée à l'homme pour cacher sa pensée».
En langage politique on prête volontiers à la langue de bois des tares et des vertus qui la rendent nécessaire: elle permet de transformer, de réécrire ou cacher la vérité, de répondre à côté d'une question gênante ou de noyer une absence de pensée et de maîtrise d'un sujet sous un déluge de paroles creuses. Il s'agit souvent de faire appel aux sentiments pour dissimuler la carence de faits ou de connaissances concrètes. Bref, savoir s'exprimer sur tout sans être expert en rien. La langue de bois possède également des vertus diplomatiques et offre un moyen de s'attirer les bonnes grâces d'un adversaire en vue de l'employer selon des intérêts qui ne sont pas les siens. Elle permet de neutraliser ou d'adoucir les choses qualifiées, de faire acte de prudence et de ruse.
La paternité connue de l'emploi de cette expression en politique revient aux Russes du début du XXème siècle, un peuple confronté depuis fort longtemps aux affres d'un «État Léviathan». À l'origine «la langue de chêne» exprimait une moquerie à l'encontre du langage administratif et procédurier adopté au sein de l'administration impériale. La révolution soviétique va ériger cet art du langage bureaucratique en marque de fabrique, et répandre la langue de chêne jusqu'aux confins du rideau de fer. D'un pays à l'autre, les détracteurs de cette «nov'langue» (La langue de bois selon Georges Orwell, ndlr) politiquement correcte parlent non plus de «chêne» mais de «bois». Dans d'autres pays où la notion existe, le matériau varie: on parle de «langue de béton» en Allemagne ou de «langue de plomb» en Chine par exemple.

Un prix de la langue de bois

En France le terme est popularisé à partir des années 70 et 80, notamment lorsque Paris se prend de passion pour le combat de Solidarnosc contre la domination de Moscou. Elle répond également aux doux noms de xyloglossie ou xylolalie, et trouve un pendant dans l'expression «noyer le poisson». La langue de bois fait l'objet d'un rejet mais aussi d'une certaine passion: on trouve plusieurs ouvrages qui lui sont consacrés et même de nombreux générateurs artificiels de formules toutes faites. Comparés aux discours véritablement entendus, les exemples générés sont parfois saisissants: «Dès lors, sachez que je me battrai pour faire admettre que l'acuité des problèmes de la vie quotidienne doit s'intégrer à la finalisation globale d'une restructuration dans laquelle chacun pourra enfin retrouver sa dignité». L'essentiel pour l'homme politique reste de faire mine de s'en démarquer. Une démarche théorisée par Jean Luc Mélenchon en 2013: «Je parle dru et cru pour créer du conflit et de la conscience».
Élément déterminant de la parole politique la langue de bois fait logiquement l'objet de nombreuses attentions de la classe politique. À droite, Jean-François Copé, député les Républicains et ancien président de l'UMP, a même juré dans le titre d'un livre ; Promis j'arrête la langue de bois. Une promesse qui ne lui a pas épargné quelques difficultés par la suite. À gauche, la langue de bois fait même l'objet d'un prix, le «PS d'or» qui récompense les plus talentueux xyloglottes de la rue de Solférino. Organisé par un parterre de journalistes depuis 2009 en large de l'université d'été du PS à la Rochelle, l'ancien premier secrétaire du PS Harlem Désir a remporté cinq fois le prix haut la main. Mais cette hégémonie est désormais contestée: en 2014 c'est la ministre Najat Vallaud-Belkacem qui a raflé la récompense.

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mercredi 29 juillet 2015

La personnalité de 10 écrivains révélée par un super-ordinateur

Une machine conçue par IBM propose de déceler la personnalité d'un auteur à partir de n'importe quel texte. "L'Obs" en a profité pour "stalker" les grands écrivains français.

Le super-ordinateur Watson conçu par IBM, à New York (AP/SIPA)Le super-ordinateur Watson conçu par IBM, à New York (AP/SIPA)

"Vous êtes astucieux, sincère et tranquille." Le super-ordinateur Watson, qui a battu des humains au jeu Jeopardy, s'est lancé dans l'analyse de ma personnalité. Ou plutôt de ce qu'il en ressort d'après un texte que j'avais écrit.
La machine conçue par IBM propose en effet à n'importe quel internaute de décrypter sa personnalité à partir de quelques lignes (minimum 100 mots) rédigées en anglais ou en espagnol. Le résultat est amusant, surtout parce qu'il livre le détail chiffré de chaque aspect de la personnalité de l'auteur. Amusant mais pas forcément très convaincant.
Watson me voit comme franc (à 93%), à la recherche de la réussite (89%), dans un désir d'amélioration (98%). En revanche, je ne serais absolument pas modeste (2%), et encore moins altruiste (1%). Pour dresser ce portrait, Watson s'est basé sur un e-mail de 260 mots envoyés à un correspondant américain dans le cadre d'une interview. La documentation précise néanmoins qu'il vaut mieux donner à l'ordinateur un texte de 3.500 mots, voire de 6.000, pour que cette "analyse linguistique" déduise au mieux "les caractéristiques cognitives et sociales" de l'auteur.
Plus que de se tester soi-même, le programme de Watson se révèle particulièrement intéressant pour découvrir la personnalité des autres. Evidemment, les résultats sont à prendre avec des pincettes, mais voilà l'outil ultime du "stalker", c'est-à-dire celui qui traque la présence en ligne d'une cible (parfois jusqu'à l'extrême).
Après les collègues et les CV, je me suis lancé dans l'analyse des auteurs français : 10 écrivains incontournables sont passés à la moulinette du programme. Les personnalités s'avèrent diverses et variées, donnant un aspect nouveau aux oeuvres.
(Cliquer sur les visuels pour afficher en plus grand)

# Les empathiques

"L'Etranger" révèle étonnamment un Albert Camus "sentimental" et "empathique" (ce qui ne colle pas au personnage de "l'Etranger"), mais aussi "difficile à embarrasser" et "relativement indifférent à l'indépendance et la réussite".

La personnalité d'Albert Camus, calculée à partir du premier chapitre de "L'Etranger" (LIDO/SIPA/Capture d'écran)
Il se rapproche ainsi de Gustave Flaubert qui, avec "Madame Bovary", apparaît comme "généreux et expressif", mais également "empathique" et faisant facilement "confiance". Une sorte de naïveté bien loin du réalisme de son écriture...

La personnalité de Gustave Flaubert, calculée à partir du premier chapitre de "Germinal" (GOLDNER/SIPA/Capture d'écran)

# Les prétentieux

Selon Watson, Gustave Flaubert a une personnalité opposée à Molière, dont "le Bourgeois Gentilhomme" met en lumière un homme "social", d'où son attrait pour la comédie. C'est également quelqu'un "avec une haute estime de [lui-]même".

La personnalité de Molière, calculée à partir de la première scène du "Bourgeois Gentilhomme" (Flickr/Skara kommun/Capture d'écran)
Pierre Corneille affiche plus de mesure. "Le Cid" révèle une personnalité "sociale" mais "sans prétention", malgré des "choix entraînés par un désir de prestige". Sur ce point, il a été comblé.

La personnalité de Pierre Corneille, calculée à partir de la première scène du "Cid" (ABECASIS/SIPA/Capture d'écran)

# Les confiants

Pour Voltaire, c'est son tempérament "calme" qui ressort. "Candide" le présente comme "sincère et confiant", mais aussi capable de "gérer des événements inattendus calmement et efficacement". De quoi donner une nouvelle lecture des grands combats du philosophe des Lumières.

La personnalité de Voltaire, calculée à partir de la première scène de "Candide" (AFP/Capture d'écran)
Cette personnalité se rapproche de celle d'Emile Zola, dont "Germinal" le dépeint comme "calme sous la pression" et "confiant". Il a également "un désir de bien-être", qui s'illustre par sa maison de campagne à Médan.

La personnalité d'Emile Zola, calculée à partir du premier chapitre de "Germinal" (GOLDNER/SIPA/Capture d'écran)

# Les insensibles

Watson désigne également les "insensibles". Premier d'entre eux : Jules Verne, que "20.000 lieues sous les mers" présente comme "sceptique" et "philosophe", et "avec une imagination débordante". Un point sur lequel le super-ordinateur ne se trompe pas.

La personnalité de Jules Verne, calculée à partir du premier chapitre de "20.000 lieues sous les mers" (LASKI/SIPA/Capture d'écran)
Stendhal aussi apparaît comme "un peu insensible et sceptique", avec "le Rouge et le noir". L'auteur est "sûr de lui," également "philosophe" et attiré par "les expériences qui donnent un sentiment de bien-être". Idée à rapprocher du beylisme, cette recherche du bonheur caractéristique des héros de l'auteur romantique.

La personnalité de Stendhal, calculée à partir du premier chapitre du "Rouge et le noir" (GOLDNER/SIPA/Capture d'écran)
De quoi le rapprocher de Jean-Paul Sartre. Sa nouvelle "Huis clos" le dépeint comme un homme "sincère, un peu insensible et sceptique". Néanmoins, il est un "philosophe ouvert aux idées nouvelles", ce qui s'illustre dans ses travaux sur l'existentialisme, cette doctrine qui met l'accent sur le vécu plutôt que sur l'être.

La personnalité de Jean-Paul Sartre, calculée à partir du premier chapitre de "Huis Clos" (RUDLING/SIPA/Capture d'écran)

# Le strict

Enfin, Victor Hugo se révèle, avec "Notre-Dame de Paris", comme "strict et un peu insensible". Lui aussi "philosophe", il est "sûr de [lui]" et "calme sous la pression". Sa barbe certainement..

La personnalité de Jean-Paul Sartre, calculée à partir du premier chapitre de "Notre-Dame de Paris" (SEGUIN/SIPA/Capture d'écran)
Boris Manenti
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dimanche 26 juillet 2015

Wattpad, le café littéraire des adolescents

TEENAGE GEEKS - Le vendredi, le service high-tech du Figaro explore le Web des adolescents. Aujourd'hui nous partons à la découverte de Wattpad, lieu d'échange littéraire pour jeunes plumes.
Il paraît que les jeunes ne lisent plus. Qu'ils n'écrivent plus qu'en langage SMS. Qu'ils sont obsédés par des idoles peu lettrées au détriment des classiques de la littérature. Certes, dans les chambres des adolescents, les posters de Charles Baudelaire se font rares - et ce n'est pas nouveau. Pourtant, un réseau social du nom de Wattpad, niché entre Tumblr et Skyblog, cherche à capitaliser sur l'amour des adolescents pour la lecture et l'écriture. Le Figaro vous explique tout.

● Qu'est-ce que Wattpad, exactement?

Wattpad est un réseau social canadien qui permet à ses membres d'écrire ou de lire des histoires. Chaque histoire est publiée en feuilletons, chapitre par chapitre, et chaque chapitre peut être commenté par les autres utilisateurs. L'auteur d'une fiction peut ainsi choisir de changer le cours de son histoire en lisant les commentaires du chapitre qu'il vient de publier.
Créé en 2006, Wattpad a tout misé sur le mobile, et a gagné son pari. L'entreprise affirme que 90% de ses connexions se font depuis un smartphone ou une tablette, un chiffre énorme qui s'explique notamment par le jeune âge de ses utilisateurs. Le succès d'Anna Todd en est témoin. Elle a écrit sa saga After, tirée à 180.000 exemplaires rien qu'en France, à l'aide de ses pouces sur son téléphone. Ce n'est pas le cas de tous: «Je vais toujours sur mon ordinateur pour écrire mon histoire», raconte Ophélie, une auteure de 18 ans lue par des dizaines de milliers de francophones. «Mais je me sers de mon portable pour répondre aux commentaires et pour lire les histoires des autres».
Il compte actuellement 40 millions d'utilisateurs mensuels. C'est certes loin des chiffres revendiqués par des géants comme Tumblr ou YouTube. Mais ce n'est pas négligeable quand on sait qu'il est nécessaire d'avoir un compte sur la plateforme pour pouvoir lire les textes qui y sont publiés.

● Que peut-on y lire?

On y trouve à boire et à manger. Les récits qui ont le plus de succès sont des variations sur le même thème: une lycéenne ingénue, parvient, par la force de son caractère, à séduire un mauvais garçon représenté sous les traits d'une idole de la pop adolescente. Condoms, un récit qui se déroule dans un lycée empli de stars de Vine, raconte l'histoire d'une jeune fille (Aiilen) dont la relation paisible avec une de ces stars est troublée par un jeu pervers de Cameron Dallas, une autre star de Vine et ses amis. Un jeu qui, pour les besoins du récit et le souci de la santé publique, implique des préservatifs. Ce genre de texte, baptisé «Real person fiction» ou RPF, est souvent le fait des utilisateurs les plus jeunes de Wattpad. Le style et l'orthographe sont négligés, mais on ne peut pas dire que ces récits ne stimulent pas l'imagination.
Ce ne sont que des fragments un peu caricaturaux de ce que l'on trouve sur Wattpad. Sur les étagères virtuelles sur site, on dénombre beaucoup de récits de science-fiction et de fantasy. Une auteure âgée de 15 ans, baptisée Jessaleisha, a achevé il y a quelques mois Echoués, une fiction qui met en scène un groupe de jeunes gens mystérieusement échoué, donc, sur une île. «J'essaye de me diversifier au maximum et d'essayer un peu tous les genres», explique-t-elle au Figaro. L'adolescente est aussi lectrice, et reconnaît «avoir un faible pour les fictions avec des zombies».
On trouve aussi sur Wattpad un genre souvent raillé mais foisonnant: la fanfiction. Ces récits consistent à s'inspirer d'un univers et de personnages fictifs pour créer une histoire parallèle. Ce genre n'est pas nouveau, mais les œuvres qui servent de fondement aux fanfictions évoluent en fonction des époques et des générations. Les adolescents d'il y a dix ans étaient très portés sur Harry Potter. Il y a quelques années, il s'agissait de Twilight. Aujoud'hui, on voit plus de fictions qui reprennent l'univers de Teen Wolf, une série fantastique américaine.

● En quoi est-ce différent d'un site de publication classique?

Plusieurs sites permettaient, avant Wattpad, de publier ses écrits. Fanfiction.net, fondé en 1998, est considéré comme le principal site dédié au genre. Un autre, baptisé An Archive of our own, est également très connu chez les amateurs de fanfiction. Enfin, de nombreuses autres plateformes ont été et sont utilisées pour héberger des «fanfics» et différents écrits de jeunes auteurs. On en trouve sur Tumblr, sur la plateforme de blog Livejournal, mais aussi sur le réseau de blogs de la radio Skyrock.
Wattpad a de nombreux atouts par rapport à toutes ces plateformes. Il a mieux su s'adapter à l'ère du mobile. «Quand un utilisateur de Wattpad ajoute un livre virtuel dans sa bibliothèque, il reçoit une notification pour être prévenu qu'un nouvel article a été posté», note par exemple Alexia, qui a 21 ans et écrit sur Internet depuis qu'elle en a 12.
Le site canadien a mieux su coller aux cultures adolescentes actuelles, sans s'aliéner des auteurs et des lecteurs plus âgés. «Les jeunes ont tendance à se diriger vers les catégories ados/romance/fanfic mais il suffit d'aller dans les catégories sci-fi ou roman historique pour rencontrer des auteurs et des lecteurs plus âgés», décrit Jessaleisha.
Thierry Crouzet, blogeur et auteur chevronné, expérimente depuis plusieurs mois avec Wattpad, sur lequel il publie 1 minute. Il plébicite «l'émulation sociale» produite par la plateforme, où il dit retrouver «la même fraîcheur et spontanéité dans les commentaires qu'au début des blogs.» Les commentaires, comme les écrits publiés sur le site, sont de qualité très variable. Ils peuvent avoir une visée promotionnelle, ou livrer une critique plus ou moins développée. «Je reçois parfois de véritables analyses qui témoignent chez de jeunes lecteurs d'une extraordinaire perspicacité», note Thierry Crouzet.

● Auriez-vous une liste de lecture?

Mais bien sûr.
- Les histoires courtes du «fan» ChrystHopes vous permettront de vous familiariser avec les fanfictions de personnes réelles. Elle sont plutôt bien écrites, mais attention: il vous faudra être familier avec les stars de la pop contemporaine comme Beyoncé ou Ariana Grande pour en comprendre toutes les subtilités.
- Surveillez le collectif de jeunes auteurs «Writers from the dust», fondé par un utilisateur de 16 ans, HannersVersefield. Tout n'y est pas parfait, mais il y a quelques éléments intéressants.
- Les courts récits introspectifs de 23sodapop, une auteure de 18 ans, valent le détour.
- Les Minutes de Thierry Crouzet.
- Les Fleurs du Mal, de Baudelaire. Il n'a pas de profil officiel sur Wattpad, mais le projet Gutemberg publie de grands classiques de la littérature. Le recueil a déjà conquis 37.000 lecteurs.
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Fabrice Luchini: «Un peu de poésie, à l'heure de l'écrasante puissance de la bêtise»



Cet entretien avec Fabrice Luchini est paru dans Le Figaro du 13 décembre 2014. «Poésie?» le spectacle du comédien, rencontre, depuis le mois de janvier 2015, un succès phénoménal. Les réservations se font déjà pour l'année 2016.
«Poésie?» Théâtre des Mathurins. Réservations: 01 42 65 90 00 ou 0892 68 36 22

LE FIGARO. - Vous jouez un spectacle intitulé «Poésie?». Vos choix sont de plus en plus exigeants...
Fabrice LUCHINI. - La poésie ne s'inscrit plus dans notre temps. Ses suggestions, ses silences, ses vertiges ne peuvent plus être audibles aujourd'hui. Mais je n'ai pas choisi la poésie comme un militant qui déclamerait, l'air tragique: «Attention, poète!» J'ai fait ce choix après avoir lu un texte de Paul Valéry dans lequel il se désole de l'incroyable négligence avec laquelle on enseignait la substance sonore de la littérature et de la poésie. Valéry était sidéré que l'on exige aux examens des connaissances livresques sans jamais avoir la moindre idée du rythme, des allitérations, des assonances. Cette substance sonore qui est l'âme et le matériau musical de la poésie.
Valéry s'en prend aussi aux diseurs...
Il écrit, en substance, que rien n'est plus beau que la voix humaine prise à sa source et que les diseurs lui sont insupportables. Moi, je suis un diseur, donc je me sens évidemment concerné par cette remarque. Avec mes surcharges, mes dénaturations, mes trahisons, je vais m'emparer de Rimbaud, de Baudelaire, de Valéry. Mais pas de confusion: la poésie, c'est le contraire de ce qu'on appelle «le poète», celui qui forme les clubs de poètes. Stendhal disait que le drame, avec les poètes, c'est que tous les chevaux s'appellent des destriers. Cet ornement ne m'intéresse pas. Mais La Fontaine, Racine, oui. Ils ont littéralement changé ma vie. Je n'étais pas «un déambulant approbatif», comme disait Philippe Muray, mais je déambulais, et j'ai rencontré, un jour, le théâtre et la poésie comme Claudel a vu la lumière une nuit de Noël.
La poésie est considérée comme ridicule, inutile ou hermétique...
Elle a ces trois vertus. Ridicule, c'est évident. Il suffit de prononcer d'un air inspiré: «Poète, prends ton luth...» Musset est quatorze fois exécrable, disait Rimbaud, et tout apprenti épicier peut écrire un Rolla. Inutile, elle l'est aussi. Hermétique, c'est certain. J'aimerais réunir les gens capables de m'expliquer Le Bateau ivre.
C'est un luxe pour temps prospère?
La poésie, c'est une rumination. C'est une exigence dix fois plus difficile qu'un texte de théâtre. La poésie demande vulnérabilité, une capacité d'être fécondée. Le malheur est que le détour, la conversation, la correspondance qui sont les symboles d'une civilisation ont été engloutis dans la frénésie contemporaine. Nietzsche, il y a un siècle, fulminait déjà contre les vertus bourgeoises qui avaient envahi la Vieille Europe. Vous verrez, disait-il, ils déjeuneront l'oeil sur leur montre et ils auront peur de perdre du temps. Imaginez le philosophe allemand devant un portable!
Vous êtes hostile au portable?
J'en ai un comme tout le monde. Mais c'est immense, l'influence du portable sur notre existence. Une promenade, il y a encore vingt ans, dans une rue pouvait être froide, sans intérêt, mais il y avait la passante de Brassens, ces femmes qu'on voit quelques secondes et qui disparaissent. Il pouvait y avoir des échanges de regard, une possibilité virtuelle de séduction, un retour sur soi, une réflexion profonde et persistante. Personne, à part peut-être Alain Finkielkraut, n'a pris la mesure de la barbarie du portable. Il participe jour après jour à la dépossession de l'identité. Je me mets dans le lot.
N'est-ce pas un peu exagéré?
La relation la plus élémentaire, la courtoisie, l'échange de regard, la sonorité ont été anéantis pour être remplacés par des rapports mécaniques, binaires, utilitaires, performants. Dans le train, dans la rue, nous sommes contraints d'entendre des choses que nous aurions considérées comme indignes en famille. Dans mon enfance, le téléphone était au centre d'un couloir parce qu'on ne se répandait pas.
C'est le triomphe de Warhol, du «Moi». Nous vivons un chômage de masse, il y a mille personnes qui perdent leur métier par jour et ces pauvres individus ont été transformés en petites PME vagabondes. Constamment, ils déambulent comme s'ils étaient très occupés. Mais cela se fait avec notre consentement: tout le monde est d'accord, tout le monde est sympa. Et la vie qui doit être privée est offerte bruyamment à tous. Les problèmes d'infrastructures des vacances du petit à Chamonix par rapport au grand frère qui n'est pas très content, le problème du patron qui est dégueulasse: nous saurons tout! Si au moins on entendait dans le TGV: «Le dessein en est pris, je pars, cher Théramène», et que, de l'autre côté du train, un voyageur répondait bien fort: «Déjà pour satisfaire à votre juste crainte, j'ai couru les deux mers que sépare Corinthe», peut-être alors le portable serait supportable.
C'était mieux avant...
«Le réel à toutes les époques était irrespirable», écrivait Philippe Muray. J'observe simplement qu'on nous parle d'une société du «care», d'une société qui serait moins brutale, moins cruelle. Je remarque qu'une idéologie festive, bienveillante, collective, solidaire imprègne l'atmosphère. Et dans ce même monde règne l'agression contre la promenade, la gratuité, la conversation, la délicatesse. Je ne juge pas. Je fais comme eux. Je rentre dans le TGV. Je mets un gros casque immonde. J'écoute Bach, Mozart ou du grégorien. Je ne regarde personne. Je n'adresse la parole à personne et personne ne s'adresse à moi. La vérité est que je prends l'horreur de cette époque comme elle vient et me console en me disant que tout deuil sur les illusions de sociabilité est une progression dans la vie intérieure.
Vous n'aimez pas notre époque...
Elle manque de musicalité. Elle est épaisse et schizophrène aussi. Elle mêle à une idéologie compassionnelle, une vraie brutalité individualo-technologique. Une des pires nouvelles des vingt dernières années a été l'invention du mot «sociétal». Pour des gens qui aiment la musique, l'avenir sentait mauvais.
Vous résistez à cette évolution?
C'est intéressant de savoir qu'il peut y avoir une parole de résistance, même modeste. Ce qui m'amuse, c'est de mettre un peu de poésie dans l'écrasante supériorité de l'image, à l'heure de l'écrasante puissance de la bêtise. Il faut reconnaître qu'elle a pris des proportions inouïes. Ce qui est dramatique, disait Camus, c'est que «la bêtise insiste». La poésie, la musique n'insistent pas.
C'est-à-dire?
Nous sommes comme lancés dans une entreprise sans limite d'endormissement. Une entreprise magnifiquement réglée pour qu'on soit encore plus con qu'avant. Mais je ne crache pas dans la soupe, je profite à plein de ce système. Je ne pourrais pas vivre si je restais dix heures avec Le Bateau ivre. Je ne pourrais pas vivre comme Péguy, comme Rimbaud, qui finissait par trouver sacré le désordre de son esprit. Moi, je ne suis pas un héros qui se dérègle intérieurement. Je fréquente ces grands auteurs, mais rien ne m'empêche de me vautrer dans un bon Morandini. C'est peut-être pour cela que les gens ne me vivent pas comme un ennemi de classe. Au départ, je suis coiffeur, il ne faut pas l'oublier. J'étais très mauvais, mais je l'ai été pendant dix ans.
Vous avez choisi de jouer dans de très petites salles. Vous devenez snob?
Je ne veux pas imposer la parole que je sers. Je suis un artisan, et ceux qui veulent achètent. J'ai choisi la Villette, un endroit de 70 places. On va dire que je tourne un peu dandy. Eh bien, oui! Un peu baudelairien. Trois semaines plus tard, j'irai au Lucernaire, parce que Laurent Terzieff y jouait. J'ai aussi le droit de ne pas être préoccupé par la projection sonore dans une grande salle ou par le fait de mettre un micro qui dénature le timbre de la voix.
Vous avez toujours du mal à être de gauche?
Je n'y arrive pas et je crains de ne pouvoir grimper l'Himalaya de générosité que ça exige. En ce qui concerne la culture, l'énorme problème de la gauche (la droite n'est pas brillante, elle est en dessous de tout, parce qu'elle est affairiste), c'est le regard condescendant vis-à-vis des goûts du peuple. Les hommes de gauche trouvent très tristes que les femmes de ménage rêvent de rouler en 4 × 4! Le drame de la gauche, c'est l'invocation de la culture pour tous. Terzieff ne voulait pas être subventionné: il haïssait la subvention.
Et votre public?
Il y a de tout dans mes spectacles. Pour Philippe Muray, j'ai même eu des prêtres en soutane. J'ai une affection pour les prêtres en soutane, la messe en latin, même si j'y vais très rarement. Dans ce domaine aussi je suis baudelairien. Il y a un public de droite, donc, mais aussi des bobos en Vélib'. Qui en retire quoi? Il faut être humble. On pourrait jouer cinquante ans et les gens continueront à dire simplement: quelle mémoire!
Vous êtes devenu le dépositaire et l'ambassadeur de la littérature française...
Comment se fait-il qu'un cancre inapte joue le rôle que vous me prêtez? Inconsciemment, l'autodidacte plaît énormément, parce qu'il n'y a pas l'emprise universitaire du «très bien», du capable de parler de tout comme tous les gens de l'ENA qui savent tenir une conversation sur Mallarmé, l'Afrique ou la réduction des déficits. L'obsessionnel (et l'autodidacte) est extraordinairement limité. Sa culture a été acquise à la force du poignet. Mais il peut témoigner, parce que ce qu'il connaît, il le connaît en profondeur et ça l'habite. Quand il trouve un métier, un instrument, ça lui permet de prolonger ce travail long et pénible. Avec le métier, vous n'êtes plus un phénomène. Louis Jouvet disait: «La vocation, c'est pratiquer un miracle avec soi-même.» Le métier détruit le «moi».
Par exemple?
Le fait de travailler pendant un an la structure du XVIIe siècle vous guérit. Parce que le XVIIe est complètement structuré et complètement libre. La Fontaine en est l'incarnation suprême. La Fontaine, c'est une pure liberté au milieu de la contrainte, une pure invention au milieu de la rigueur, une pure subversion au milieu d'une exquise courtoisie. Une pure anarchie au milieu d'un super ordre. La Fontaine, c'est le patron! Écoutons Perette et le Pot au lait: «Légère et court vêtue, elle allait à grands pas...» «Légère et court vêtue»: on la voit, devant nous, en minijupe, les jambes en mouvement, c'est une pub de Dim! C'est ça, la beauté: l'agencement dans le rien. Tout ce qui est fleuri en littérature est intolérable. Regardez le génie de Céline: «La tante à Bebert rentrait des commissions, elle avait déjà pris le petit verre, il faut bien dire également qu'elle reniflait un peu l'éther.» En quelques mots, il redonne à la pauvreté, à la misère, à la banlieue sa vérité.
Pourquoi continuer à jouer ce rôle de passeur?
Comme artisan, j'ai besoin de me confronter à ce qui est difficile. Je pourrais vivre en ayant une vie de cardiologue à la retraite. La piscine à débordement me tenterait bien, mais il faut une grande santé psychologique pour l'assumer et la pratiquer, je n'ai pas cette santé-là. J'essaye donc d'avancer dans le mystère du verbe et de la création, et je fais honnêtement commerce de ce qui me hante. Mais j'essaye toutefois de rester à ma place. Être comédien, c'est s'éloigner de l'aristocratie de la pensée. C'est un dérèglement psychique qui n'a rien de glorieux. Peut-être aidons-nous un peu à créer, le temps d'un soir, une «ré-appartenance» avec nos semblables. Au théâtre, dit Claudel, il se passe quelque chose, comme si c'était vrai. Le mensonge du théâtre mène parfois à la vérité.
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vendredi 24 juillet 2015

«L'écriture est née de notre intense désir de transmettre»

lev dolgachov/Syda Productions - Fotolia
«Un essai mathématique pointu ou un manuel très technique, abstrait, va activer une cognition dite «froide» alors qu'un roman ou un témoignage réveillera de l'empathie, des émotions, donc une cognition dite «chaude» explique .Édouard Gentaz.

LE FIGARO Mots clés : psychologie, Lecture
Par figaro iconPascale Senk - le 03/07/2015 
 
INTERVIEW-Édouard Gentaz est professeur de psychologie du développement à l'université de Genève et directeur de recherches au CNRS (LPNC-Grenoble). Il vient de publier avec Fleur Lejeune L'enfant prématuré, développement neurocognitif et affectif (Éd. Odile Jacob).
Le FIGARO. - Qu'est-ce qui a rendu l'humain capable de lire?
Édouard GENTAZ. - Une interaction entre les spécificités de notre cerveau et celles de notre culture. Au départ, cet organe n'était pas fait pour cela, mais l'espèce humaine a peu à peu trouvé en la codification des savoirs (écriture et lecture), interagissant avec certaines zones cérébrales, un moyen d'externaliser ses connaissances. Je crois que la lecture/écriture est à voir comme une preuve de notre intense désir de transmettre, un désir tel qu'il en a modifié nos aptitudes cérébrales naturelles.

Comment cela s'est-il fait physiologiquement?
À la naissance, les zones du cerveau dédiées à la reconnaissance des visages ou des objets sont présentes dans les deux hémisphères cérébraux. Grâce à l'apprentissage de la lecture, une partie de ces zones cérébrales va être recyclée pour être dévouée au décodage des lettres nécessaire à la lecture. Cela illustre non seulement le caractère extrêmement plastique de notre cerveau, surtout dans l'enfance et tout au long de notre vie, mais aussi comment notre culture peut le transformer.
Qu'est-ce qui vous étonne encore dans cette capacité humaine à lire?
Grâce à la lecture, avoir accès à toutes les connaissances acquises par notre espèce est tout simplement fantastique! La culture orale, elle, est beaucoup plus rapidement limitée. Aussi, que l'on puisse lire et comprendre une infinité de mots à partir de traces arbitraires très réduites, les graphèmes (lettres) et leurs phonèmes correspondants (les sons) sont un mécanisme extrêmement efficace et complexe pour les enfants… Mais acquis une fois pour toutes, au point de totalement s'automatiser. Quand un individu a acquis ce décodage, il n'a plus qu'à se consacrer à la compréhension. Et, même, adulte, il ne pourra plus s'empêcher de mettre cela en œuvre. Si on vous tend un menu ou un texte sous les yeux, vous ne pouvez vous retenir de le lire, c'est-à-dire de le décrypter.
Y a-t-il un mécanisme cognitif différent entre lire des essais ou lire des romans?
Le procédé de décodage est le même. En revanche, le mécanisme de compréhension ne sollicite pas le même système de raisonnement, et tout va dépendre du degré de sollicitation opéré par le texte. Un essai mathématique pointu ou un manuel très technique, abstrait, va activer une cognition dite «froide» alors qu'un roman ou un témoignage réveillera de l'empathie, des émotions, donc une cognition dite «chaude». Mais en réalité ce qui va compter, c'est l'état mental de la personne en train de lire. Quelqu'un qui est fan d'astrophysique «vibrera» et éprouvera des émotions en lisant un nouvel essai consacré à sa matière fétiche. Et plus on éprouve des émotions en lisant un livre, plus celui-ci nous marquera. On sait bien que les «grands» livres ayant traversé les époques l'ont fait parce qu'ils ont touché émotionnellement un maximum de personnes.
Et la lecture sur écran? Pensez-vous qu'elle reléguera un jour le livre papier aux oubliettes?
Pas du tout. Je crois en une mixité des formes de lecture. Dans les années à venir, nous passerons d'un support à l'autre en toute fluidité, simplement parce qu'on aura davantage de choix. Là encore, je dirais que la lecture sur écran est favorable aux essais plus techniques ou au raisonnement froid. Ce qui importe, ce sont les conditions mentales favorables ou non à la lecture qu'on se crée: lit-on assis ou couché pour être plus en phase avec ce qu'on lit? On peut alors se demander jusqu'à quel point on peut être touché par une information numérisée? Ce qui importe le plus, c'est de pouvoir vivre mentalement au mieux tous ces mondes possibles, ces accès à des mondes virtuels que la lecture nous permet.
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mardi 21 juillet 2015

Le champion du monde de Scrabble francophone ne parle pas français

Nigel Richards, néozélandais ne parlant pas français, est le nouveau champion du monde de Scrabble francophone.  

   21 Juil. 2015
 Le Néo-zélandais Nigel Richards a battu son adversaire Gabonais.
 Le Néo-zélandais Nigel Richards a battu son adversaire Gabonais. Capture d'écran Fédération française de Scrabble
Il était déjà champion du monde de Scrabble anglophone et quintuple champion des Etats-Unis. Nigel Richards vient d’ajouter une nouvelle coupe à sa collection de trophées : le Néo-zélandais est devenu lundi champion du monde de Scrabble francophone… sans pourtant parler un mot de français.


«De mémoire de Scrabbleur, aucun évènement n’a jusqu’à aujourd’hui suscité autant d’engouement que la victoire de Nigel Richards à Louvain-la-Neuve» en Belgique, écrit la Fédération française de Scrabble.



Ce barbu aux lunettes un peu désuètes s’était mis au défi de remporter le tournoi francophone. Son secret ? Le Néo-zélandais a appris par cœur et mémorisé les mots du dictionnaire pendant huit semaines. «Nigel Richards n’a appris aucune logique de langue, juste une succession de lettre donnant lieu à des mots. Dans sa tête, c’est binaire : tel tirage peut scrabbler, tel tirage ne peut pas», explique un journaliste spécialisé au Plus du Nouvel Obs. 
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dimanche 19 juillet 2015

Deleuze pédagogue

Gilles Deleuze (DR)

Gilles Deleuze (DR)
« Un cours c’est quelque chose qui se prépare énormément. Si vous voulez cinq minutes, dix minutes d’inspiration, il faut préparer beaucoup, beaucoup, beaucoup », affirme Deleuze dans l’Abécédaire. La préparation des cours chez Deleuze est souvent rapprochée d’une série de pratiques artistiques : « Un cours ça se répète. C’est comme au théâtre… c’est comme dans les chansonnettes, y a des répétitions ».
De prime abord, de telles comparaisons ont quelque chose de convenu pour quelqu’un qui, formé dans les khâgnes et à la Sorbonne de l’après 1945, a connu comme élève et étudiant les « exhibitions souvent théâtralisées de l’improvisation philosophique » décrites par Bourdieu dans ses Méditations pascaliennes. On remarquera cependant que ces rapprochements avec les arts concernent davantage la préparation des cours que leur exécution proprement dite. Il n’existe pas chez Deleuze de justification philosophique de l’exécution théâtrale ou musicale de l’enseignement de la philosophie. La pédagogie deleuzienne ne reproduit pas davantage l’éloge fiévreux de la rencontre avec le professeur de philosophie comme maître à penser inspiré[1].
A travers la comparaison avec les arts, c’est d’abord d’un véritable dressage qu’il est question, d’où une série d’expressions éminemment suggestives : « Y a pas d’autres mots que ‘se mettre dans la tête’ (…). Or ça va pas du tout de soi trouver intéressant ou passionnant ce qu’on dit (…). Il faut trouver la matière que l’on traite, la matière que l’on brasse, il faut la trouver passionnante (…). Or, il faut parfois se donner de véritables coups de fouet (…). Il faut se monter soi même jusqu’au point où l’on est capable de parler de quelque chose avec enthousiasme. C’est ça la répétition ». Les termes propres à qualifier ce travail de préparation sont d’un côté au plus loin de ceux qu’engagent un rapport à la culture fait de distance et de désinvolture propre aux « détenteurs de naissance ». Mais la présentation de ce travail acharné n’est pas pour autant identique à la valorisation d’une acquisition et d’une thésaurisation laborieuses des connaissances que l’enquête sociologique décèle dans le discours des autodidactes et des membres de la petite bourgeoisie. Trouver sa matière passionnante, intéressante, être « habité » par elle, « se monter » au point de parler avec enthousiasme : comment mieux dire que la croyance (en ce qu’on enseigne) ne va pas de soi, et que, comme le laissent entendre les comparaisons avec la musique et le théâtre, elle suppose, davantage qu’une besogne, une véritable ascèse apte à dresser et à transfigurer un individu ?
Les arts constituent sans doute chez Deleuze un véritable paradigme de l’apprentissage. Ce n’est pas un hasard si c’est dans un livre consacré à un écrivain (Proust et les signes) que le philosophe y a justement exposé son idée de l’apprentissage : « On ne sait jamais comment quelqu’un apprend ; mais, de quelque manière qu’il apprenne, c’est toujours par l’intermédiaire de signes, en perdant son temps, et non par l’assimilation de contenus objectifs. Qui sait comment un écolier devient tout d’un coup ‘bon en latin’, quels signes (au besoin amoureux ou même inavouables) lui ont servi d’apprentissage ? Nous n’apprenons jamais dans les dictionnaires que nos maîtres ou nos parents nous prêtent ». Des interprétations silencieuses de l’amour aux modes d’inculcation totaux et pratiques de l’art (« on n’apprend jamais en faisant comme quelqu’un, mais en faisant avec quelqu’un, qui n’a pas de rapport de ressemblance avec ce qu’on apprend »), en passant par les cercles mondains, la relecture deleuzienne du devenir artiste de Proust porte en lui un hommage à la part implicite de tout apprentissage.
Cette pédagogie du silence qui convertit en signe de gloire les stigmates de l’apprenti (détours, piétinements, lubies, découragements et déceptions), engage également une critique des valeurs proprement scolastiques de la discussion et de l’explicitation, de l’effort et de la bonne volonté. De fait, l’institution scolaire avec ses rituels d’intégration, ses maîtres, ses exercices, mais aussi sa sociabilité étudiante, est bien la grande absente de ce livre sur l’apprentissage dominé par le couple de l’art et de l’amour. Cette absence, ou mieux, cette présence toute négative (on n’apprend pas avec les dictionnaires de ses maîtres, il faut se méfier de l’amitié, fuir la discussion, etc.) peut surprendre chez quelqu’un qui fut reconnu par l’institution scolaire autant qu’il l’a reconnue, et qui dans quelques rares propos autobiographiques donne parfois le sentiment de devoir son salut à une réussite purement scolaire, notamment lorsqu’il évoque les propriétés d’un univers familial (« famille bourgeoise », « inculte », père antisémite, mère catholique) avec lesquelles il a eu le plus visiblement besoin de marquer la distance.
Mais chez ce grand bourgeois parisien, le choix de l’artiste Proust pour décrire le mouvement de l’apprentissage, est peut-être une manière (bien involontaire) de faire la part à l’implicite de sa propre élection scolaire et de son sens des ambitions légitimes. Aux cercles mondains où Proust « perd » son temps, répondent (serait-on tenté de dire) ces groupes à très forte concentration en capital culturel où Deleuze le jeune (alors lycéen) a poursuivi, à l’extérieur de l’Ecole, sa socialisation à l’univers de l’esprit : des « rencontres » organisées par la médiéviste Marie-Magdeleine Davy du temps de l’occupation allemande (où l’on chuchote autour de Deleuze : « Cela va être un nouveau Sartre »), aux réunions chez Marcel Moré, dans son appartement du quai de la Mégisserie, où Georges Bataille et Jean-Paul Sartre débattent sur « Mal et péché »…
Gilles Deleuze (DR)Gilles Deleuze (DR)
À voir Deleuze retrouver et ressusciter dans Proust et les signes un apprentissage silencieux et obscur, opposé aux valeurs scolastiques, on ne peut s’empêcher de reconsidérer certaines anecdotes concernant son propre parcours scolaire, anecdotes qui témoignent de ses rapports problématiques avec les représentants de l’institution philosophique sans doute engendrés par son hubris de prétendant. Considérons le témoignage que Jean Pierre Faye, camarade et ami de Deleuze en classe préparatoire à Louis le Grand,  a rapporté à François Dosse : « Deleuze assiste au lycée Henri-IV à quelques cours de Jean Beaufret qui est alors l’introducteur en France de l’œuvre de Heidegger. Fasciné par son maître, Jean Beaufret affirme à sa suite qu’on ne peut vraiment la comprendre qu’en parlant et en pensant en allemand. La semaine suivante, Deleuze vient le contredire et lui oppose une solution sarcastique en disant avoir trouvé en Alfred Jarry le poète français qui non seulement a compris mais annoncé Heidegger »[2].
Devant cette scène de défi symbolique, il faudrait commencer par poser des questions en apparence triviales : où était physiquement situé Deleuze dans l’espace de la classe en venant proposer cette « solution » ? Au premier rang, au fond, assis, debout ? Etait-il seul ou « en groupe », c’est-à-dire accompagné par des amis, des admirateurs, des « déjà convaincus » ? Qu’est-ce qui dans la suggestion du jeune Deleuze a pu susciter le scandale pour Jean Beaufret, scandale qui ne semble pas pouvoir se résumer à la situation d’extra-territorialité de Deleuze dans ce cours où il n’est pas officiellement inscrit? Jarry poète, avec sa littérature comique très sexualisée et ses « blagues scato », ne peut-il habiter l’ontologie heideggérienne du Dasein? Surtout, le rapprochement Jarry-Heidegger ne libère-t-il pas tout un inconscient scolaire ? Qu’on songe par exemple que la plus ancienne version connue d’Ubu roi de Jarry, Les Polonais, met en scène, pour le tourner en dérision, un professeur du lycée de Rennes (M. Hebert, professeur de physique), source comique d’une littérature scolaire abondante semble-t-il. Qu’on songe encore au rôle de « précurseur » que Deleuze confère à Alfred Jarry par rapport à Heidegger : comment Beaufret, ami, correspondant, introducteur, et surtout commentateur « mandaté » du philosophe allemand en France, pouvait-il recevoir cette proposition sans sentir, dans toute sa violence, une contestation implicite de son propre statut et d’une situation de quasi monopole d’accès à la lettre heideggérienne, à une époque où les textes du philosophe allemand étaient pratiquement inaccessibles faute de traduction ?
Il y a quelque chose de potache dans le geste de Deleuze, mais sous la légèreté apparente, il faut voir la force de mise à nu scandaleuse d’un tel procédé. Précisément parce qu’il apparaît trop visiblement comme un « truc » d’étudiant destiné à contourner la voie d’accès royal (la langue allemande dans cet exemple) à la lecture du texte sacré, il témoigne sans doute d’un empressement suspect à parvenir. Mais du même coup il trahit brutalement le secret des grands initiés en rendant visible les modalités d’acquisition réelle de l’histoire de la philosophie : soit la série des trucs, des tours, des coups de forces et des artifices plus ou moins audacieux et périlleux, plus ou moins avouables et explicitement transmissibles, mis en œuvre pour réaliser la tâche de connaître une histoire (celle de la philosophie) dont Canguilhem a pu dire « qu’on la sait ou qu’on ne la sait pas ».
Le geste de Deleuze trahit d’autant plus qu’il est sérieux, autrement dit qu’il est le fait d’un vrai croyant cherchant réellement une « solution » pratique à l’appropriation de la philosophie heideggérienne. Bref, loin de constituer une entreprise de protestation naïve, la revendication d’un tel mode d’accès détourné à la lettre philosophique, opposé à un accès « droit » et « conforme », pourrait bien exprimer des prétentions d’autant plus troublantes qu’élevées, forcées peut-être, pour se faire admettre, d’emprunter une forme quasi parodique. On dirait de ces prétentions qu’elles louchent, c’est-à-dire qu’elles regardent simultanément vers la continuation ou la reproduction du jeu qu’elles épousent et vers l’imposition d’une autre norme pour le jeu, au point de « fausser » l’image même de ce sur quoi portent les prétentions légitimes.
D’ailleurs, Deleuze n’aurait-il pas réalisé dans Logique du sens l’analyse de ces prétentions louches à l’occasion d’une relecture de Platon, axée sur l’opposition de la copie et du simulacre, c’est-à-dire sur l’opposition entre des prétendants « bien fondés, garantis par la ressemblance », une ressemblance intérieure et intériorisée (les copies) et ceux qui prétendent « par en dessous, à la faveur d’une agression, d’une insinuation, d’une subversion » (les simulacres) ? L’interprétation de cet univers platonicien et de son mythe du fondement qui hiérarchise les prétendants à l’essence entre les copies, prétendants « possesseurs en seconds », et les simulacres qui ne possèdent que la « mauvaise puissance du faux prétendant », aurait bien des affinités avec une analyse de la participation et de la conduite scolaires, ou des manières d’être au jeu scolaire.
A la limite, dans le cas de celui qui, comme Deleuze en 1969 avec Logique du sens, consomme une rupture (déjà largement entamée) avec ses maîtres académiques, et affirme un peu plus une prétention de producteur venant doubler un statut de reproducteur conquis sur la base d’une série de livres d’histoire de la philosophie, ne pourrait-on comprendre comme une forme de quasi auto-analyse de son propre parcours scolaire ce triomphe des simulacres qui abolit symboliquement le statut malheureux de copiste, dont la limite, en situation scolaire, se situe dans la restitution « déformée » du discours professoral, à force bien souvent d’une recherche d’ajustement aux attentes supposées du maître ?
Au centre expérimental de Vincennes, que Deleuze intègre au début de l’année universitaire 1970-1971, haut lieu de la nouvelle vie étudiante « antiautoritaire » et « antirépressive » de  l’après Mai 1968, la « révolte des simulacres » aura peut-être rencontré dans les dispositions d’un public pratiquement dépourvu d’anciens élèves de classes préparatoires et essentiellement composé d'étudiants inscrits dans d'autres départements, les conditions d’un rendement optimal. A Vincennes,  le professeur de philosophie « parle devant un public qui comporte à des degrés divers des mathématiciens, des musiciens, de formation classique ou de pop’ music, des psychologues, des historiens (…). Un tel enseignement n’est nullement de culture générale, il est pragmatique et expérimental, toujours hors de lui-même, précisément parce que les auditeurs sont amenés à intervenir en fonction de leurs besoins ou d’apports qui sont les leurs »[3]. D’où aussi ce rapport à la culture ouvertement valorisé dans son enseignement vincennois : « J’ai toujours pensé qu’un cours ça impliquait une collaboration entre ceux qui écoutent et celui qui parle – et que cette collaboration ça ne passait pas forcément par la discussion, même ça passait très rarement par la discussion. Les types à qui sert quelque chose qu’ils écoutent, (…) ça leur sert six mois après, et à leur manière, dans un tout autre contexte. Ils le prennent, ils le transforment et tout ça aussi, c’est des merveilles »[4].
Prendre, transformer, déplacer dans un « tout autre contexte » : encore et toujours cette part silencieuse de l’apprentissage opposé aux valeurs scolastiques de la « discussion » et à la transmission explicite de règles ou de méthodes formalisées, s’y ajoutant le traitement « artiste » de la matière professorale (détournements, transformations, déplacements dans d’autres contextes pratiques) opposé à la restitution par la copie. Cependant, les rapports de l’hérésiarque Deleuze à cette « institution d’avant-garde », n’ont rien de simple ni de simplement heureux.
En 1973, deux ans à peine après son arrivée au centre expérimental, Deleuze exprime déjà une certaine lassitude devant une dimension bien connue du folklore vincennois : « (…) j’ai été soutenu, injurié, interrompu, par des militants, des faux-fous, des vrais-fous, des imbéciles, des types très intelligents, il y avait une certaine rigolade vivante à Vincennes. Ca a duré deux ans, ça suffit, il faut bien changer »[5]. Mais dix années plus tard, à Saint-Denis cette fois, dans un département qui opère une  normalisation de son cursus en cherchant à obtenir le droit à délivrer des diplômes nationaux, quelque chose du « cirque » vincennois s’est bien conservé. En témoigne cette confession du professeur Deleuze à son auditoire lors de la première séance de l’année 1982-1983 : « Quand je réfléchis à mon destin des autres années – là je fais une espèce de confession devant vous, vous me la pardonnez – je me dis : qu’est-ce que je fais depuis dix ans ? Depuis dix ans je fais le clown ! je fais le clown et vous le savez bien, c’est pour ça que vous venez très très nombreux. Je ne dis pas que vous venez pour rigoler, non évidemment, si vous venez c’est que ça vous intéresse, mais c’est du spectacle ». A la lumière de cet extrait, le cirque et la clownerie désignent moins les interventions débridées de la période héroïque vincennoise (faux frais de l’avant-gardisme), que ce qui ramène Vincennes (devenu Saint-Denis) et sa « pédagogie expérimentale » à la situation scolaire traditionnelle du cours d’amphithéâtre, soit à un numéro de virtuose solitaire[6].
C’est avec cette situation que le programme deleuzien pour l’année 1982-1983 doit permettre de rompre : « Pendant plus de dix ans j’ai fait des cours pour tout le monde, accordez moi cette année d’en faire un qui ne soit pas pour tout le monde (…). Ce que je demande, c’est la formation d’un petit groupe qui accepte à la fois les conditions que je suis en train de proposer, revenir, ressasser et perfectionner, perfectionner avec moi ce qu’on a fait ». Ce programme de transformation du numéro de clown en un atelier de travail, où l’auditoire est invité à venir reprendre et à corriger le maître, serait à classer parmi les indices de ce renouvellement que le Deleuze du début des années 1980 recherche en investissant la peinture et le cinéma, après la décennie 1970 marquée par les folies de la période vincennoise et du travail philosophique et politique avec Guattari.
Gilles Deleuze à Paris 8 (DR)Gilles Deleuze à Paris 8 (DR)
Formulé en termes de vie ou de mort (« mon projet auquel je tiens comme à ma vie, ma vie spirituelle »), un tel programme suppose la volonté de se réapproprier certains outils scolaires comme le tableau, en même temps qu’il touche, l’un après l’autre, à une série d’éléments propres à la situation d’enseignement et qu’il en trahit la solidarité : le rythme et l’allure du cours, le nombre d’auditeurs, la possibilité pour l’auditoire d’être assis, de pouvoir se déplacer (pour accéder au tableau notamment) et donc de collaborer, jusqu’au problème de la compétence et de l’entente implicite entre participants. Tant et si bien qu’au cours de cette mise en question systématique, c’est à une croyance « paris-huitarde » que le programme deleuzien achève de se heurter au moment même où il prétend se mettre en règle avec elle : « J’ai donc besoin d’un groupe restreint. Alors vous me direz : les autres ? Moi je veux, cette année, je ne l’ai jamais demandé les autres années, sauf pour rire, je l’ai demandé mais je n’y croyais pas, cette année j’y crois. J’exclus, ça va de soi, j’exclus de faire ce qu’on appelle un séminaire fermé – parce que ça me paraît honteux, c’est le contraire de ce qu’est Paris 8 – ce n’est pas ça ce que je veux »[7]. Dans un département en voie de normalisation, déplacé de force de Vincennes à Saint-Denis avec l’ensemble de l’université expérimentale, le terrain sur lequel se trouve Deleuze est risqué puisque son programme peut être entendu comme une tentative d’imposition à peine voilée d’un numerus clausus, autrement dit comme une forme d’attentat à la croyance locale (le séminaire « ouvert »).
Mais la discussion avec les étudiants qui s’en suit, au cours de laquelle Deleuze réfrène à la fois l’assurance statutaire de ceux qui sont prêts à organiser « l’auto-sélection » des participants, et où il refuse d’abandonner purement et simplement à leur sentiment d’illégitimité et d’incompétence ceux qui ne voient pas bien comment ils pourraient  travailler  en « groupe restreint » avec le professeur (ceux qui sont donc tentés par l’auto-élimination), illustre aussi cet art étrange dans lequel Deleuze excelle, cet art qui nécessite un peu de schizophrénie. De l’art de conserver la croyance et de l’invoquer dans sa pureté tout en rendant possible l’interprétation de la croyance. De l’art de rendre la croyance aux croyants et à la « libre » discussion entre croyants tout en la mettant de son côté. De l’art de remettre la croyance en jeu pour en rappeler la valeur, tout en se mettant soi-même totalement en jeu, donc de faire sentir le prix et le coût d’une stricte observance de la croyance. On n’en finirait pas d’énumérer les paradoxes propres à un cas si exemplaire de « manipulation » de la croyance, cas qu’il n’y a pas lieu, bien au contraire, d’interpréter cyniquement. N’est-ce pas à travers le risque qu’il prend de heurter une croyance auquel il doit une partie de son succès hérétique des années 1970 que se mesurent aussi les exigences de renouvellement de Gilles Deleuze?
Gilles Deleuze avec Jean-François Lyotard et François Châtelet (DR) Gilles Deleuze avec Jean-François Lyotard et François Châtelet (DR)


[1] Sébastien Charbonnier S., Deleuze pédagogue, l’Harmattan, 2009, page 32.
[2] François Dosse, Gilles Deleuze et Félix Guattari, La Découverte, 2009, page 121.
[3] Deleuze, « En quoi la philosophie peut servir à des mathématiciens ou même à des musiciens – même et surtout quand elle ne parle pas de musique ou de mathématiques », publié dans l’ouvrage collectif : Vincennes ou le désir d’apprendre, Editions Alain Moreau, 1979, p.120-121.
[4] Cours du 2 novembre 1982 (partie 1), « Cinéma : une classification des signes du temps », en ligne sur « La voix de Gilles Deleuze », Université Paris 8.
[5] Deleuze, Pourparlers, Minuit, 1990, page 20.
[6] En outre, dans un département qui, en 1982-1983, est à son niveau le plus bas en nombre d’inscrits depuis la période 1970-1975, il n’est peut-être pas absurde de supposer que Deleuze vit le succès de ses propres cours (en termes d’affluence) comme une menace d’enfermement dans un statut de « dinosaure » vincennois, voué à assurer le rôle de « banque symbolique » au sein d’un département fortement dépendant de la demande externe des autres départements.
[7] « Cinéma : une classification des signes du temps », cours du 2 novembre 1982 (partie 1).

Bruno Meziane
Bruno Meziane est doctorant en philosophie à l'université Paris 8, rattaché au Laboratoire des Logiques Contemporaines de la Philosophie (LLCP).

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dimanche 5 juillet 2015

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