dimanche 31 janvier 2016

le pronom « nous » est-il entré en zone omineuse ?

 
Lisant les deux papiers politiques de la page huit du Monde daté 29 janvier, sur la gauche gouvernementale après le départ de Mme Taubira, nous nous sommes dit qu'en plus de ceux de la gauche, les jours du pronom "nous" étaient peut-être comptés, et avec lui la conjugaison qui s'y rapporte, celle de la première personne du pluriel.
Ces deux papiers contiennent beaucoup de citations orales de politiques, où il est facile de constater que le nous cède très souvent le pas au on :

"On est pragmatique. Le président de la République prend des orientations et le dispositif est ajusté en fonction."
"Si on veut rassembler notre camp, il faudra le faire à gauche."

"Comment on espère y arriver, avec un tel dispositif ?"
"Si ces gens là ne sont pas avec nous, on ne gagnera rien et eux non plus."
"Elle avait compris qu'on ne bougerait pas sur le fond."

Il y a plusieurs autres on, mais qui ne sont pas mis pour nous :
"Comment est-il possible d'être là quand une disposition à laquelle on s'oppose est introduite... ?"
"Ce rassemblement des Français ne passe pas nécessairement par les personnalités mais plutôt par les décisions politiques qu’on prend."
"réplique-t-on à l'Elysée, où on défend l'idée d'une séparation."

Bref, on est fréquent, et semble remplacer nous dans la plupart des cas de figure. Nous est-il en train de tomber en désuétude, entraînant dans sa chute les terminaisons de la première personne du pluriel ? Doit-on s'en inquiéter ou devons-nous nous en inquiéter ?
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mardi 26 janvier 2016

Les boloss des belles lettres : entre malaise et blague potache

Afficher l'image d'origineLes BDBL, connus pour leurs résumés MDR des grands classiques de la littérature, débarquent à la télé. On a demandé son avis à une spécialiste de la langue française contemporaine.
Les boloss des belles lettres Quentin Leclerc et Michel Pimpant sévissent sur le Web depuis 2012. Leur truc ? Résumer des classiques de la littérature de façon potache, en langage de « boloss » – c’est-à-dire un argot sophistiqué qui mêle lexique « djeuns », avec des termes comme « zouz » ou « seum », à des expressions telles que « se faire raccommoder la crinoline ».
D’abord sur Tumblr, les BDBL ont investi les librairies en août 2013 avec la parution d’un livre aux éditions J’ai lu.
Ils ont ensuite connu un succès certain en mars 2015 grâce à une vidéo mettant en scène Jean Rochefort en train de raconter « Madame Bovary » en mode boloss. (Cinq ans plus tôt, le youtubeur à casquette Kamel Toe avait lui aussi posté une revue littéraire de « Madame Bovary ».)
Forts de ces plus de deux millions de vues, les BDBL s’exportent à la télévision. Depuis ce jeudi, vous pouvez voir chaque semaine sur France 5, avant « La Grande Librairie » de François Busnel, l’acteur de 85 ans dans cet exercice surprenant. La diffusion d’une cinquantaine d’épisodes est prévue.
Quentin Leclerc explique :
« On fait ça uniquement pour se marrer, sans aucun souci pédagogique ou sociologique. »
Pourtant, ça peut faire tiquer. La sociolinguiste Maria Candea, par exemple. Cette maîtresse de conférences à l’université Paris-III est une spécialiste du « parler des jeunes » et de l’« accent dit de banlieue ».

Bouffons du roi

Même si elle n’a « pas trouvé de discours méprisants ou malveillants » chez les auteurs des BDBL, elle souligne « une ambiguïté qui traverse tous ces textes et les réactions suscitées » :
« Les créations (lexicales mais aussi artistiques) des jeunes des quartiers populaires font l’objet de discours majoritaires très méprisants.
On lit souvent, même dans la presse générale à portée nationale, qu’ils seraient illettrés, qu’ils ne connaîtraient que 400 mots, qu’ils massacreraient la langue, qu’ils seraient violents, sauvages, abrutis, menaçants…
Et c’est dans ce contexte que des petits bourgeois bien proprets s’approprient leurs mots, les utilisent dans un agencement clairement caricatural pour parler – comble de la sophistication – des œuvres du répertoire scolaire classique ! »
Elle estime que la « créativité lexicale » des jeunes des quartiers populaires gagnerait à être mise en avant d’une autre façon. Là,  « les mots “de la zone”, inventés pour agir sur le monde dans les lieux éloignés du pouvoir symbolique, se voient ainsi kidnappés pour amuser les oreilles des dominants, comme les bouffons du roi ».
Pire : les mots sont complètement vidés de leur substance par les BDBL.
« Les mots utilisés sont aseptisés, coupés de leurs racines, ils deviennent de simples accessoires pour se donner un style sur le moment. »

« Déguisement racaille »

Maria Candea rappelle que ce phénomène de reprise du langage des « dominés » par les « dominants » n’a rien de neuf :
« Les bourgeois ont toujours adoré s’encanailler, du moment que leur statut n’était pas en danger. En l’occurrence, j’ai l’impression d’assister à un carnaval entre filles et fils à papa, qui pimentent leurs révisions des textes scolaires par une petite touche de déguisement racaille pour la soirée. »
Car le public atteint, c’est celui des lettrés : ceux qui connaissent et ont lu les œuvres, qui sont en mesure de saisir chaque référence, qui peuvent apprécier les détournements opérés.
Avec Internet, la visibilité est accrue. Quid de ceux qui peuvent mal prendre la caricature ? Comment prévenir le contresens des personnes qui ignorent tout des quartiers populaires, et pensent que les BDBL pourraient amener des jeunes peu enclins à la lecture à découvrir des classiques ?
« On se tape des barres de rire entre ex-khâgneux, on passe de bons moments, mais en plus, si ça se trouve, on fait œuvre sociale. Là, selon moi, le seuil de l’indécence est franchi et cela met très mal à l’aise. »

« Le mec a l’air hyper content ! »

Quentin Leclerc a 24 ans. Cet ancien étudiant en lettres et son complice Michel Pimpant, 37 ans, ancien traducteur de jeux vidéo, ont une idée principale : celle de « trouver un angle décomplexé et je-m’en-foutiste sur la littérature ». Quentin Leclerc « défend le truc » :
« Il faut prendre ça comme un exercice de style enthousiaste. Le mec a l’air hyper content de parler du bouquin ! »
Totalement décomplexés, les BDBL s’attachent à l’envie de faire rire. Ils nient toute idée de condescendance :
« L’idée, c’est pas de dire : “Regardez comme ils parlent comme des cons.” On ne veut pas qu’il y ait d’ironie dans la façon dont parle Jean Rochefort. On essaie de faire circuler le langage, qu’il se l’approprie. »
La question pour eux, c’est aussi de se réapproprier la littérature, sujet « pas très vendeur ». Avant de devenir des classiques, de nombreux romans étaient des succès populaires : c’est ce lien qui leur semble brisé. Le discours autour de la littérature est trop guindé :
« Pour parler de Balzac ou de Flaubert, on a l’impression maintenant qu’il faut parler comme eux. C’est faux ! »

« Est-ce que la langue est politique ? »

La langue des BDBL est étrange, caricaturale. C’est une mixture faite à partir de très nombreuses influences, qui ne se résument pas à un seul type de vocabulaire. « C’est une langue qui n’existe pas ! », clame Quentin Leclerc, qui veut signifier que porter un jugement dessus est, de fait, compliqué.
Le jeune auteur invoque Gérard Genette : les BDBL, c’est pour lui du « paratexte », uniquement un discours autour de l’œuvre. Ce qui explique qu’il ne faut surtout pas prendre ces textes comme des outils pédagogiques :
« Pédagogiquement parlant, ça n’a aucun intérêt ! Les élèves ne doivent pas se soustraire au savoir littéraire. »
Quant à leur rapport à la langue, il est souple et ne s’embarrasse pas de considérations autres que l’humour :
« Est-ce que la langue est politique ? On ne s’est jamais posé la question. Elle est peut-être légitime. On essaie de vider le mot de sa composante sociale. “Zouz” ou “donzelle”, il n’y a pas de différence pour nous. Les mots sont remplaçables, c’est une musique. “Zouz”, c’est pas pour “faire banlieue”... On veut aplanir la langue. »
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dimanche 24 janvier 2016

Réforme du collège : lettre ouverte de 200 professeurs à François Hollande


A gauche, manifestations contre les réformes portées par Claude Allègre en 1998 ; à droite, manifestation contre la réforme du collège portée par Najat Vallaud-Belkacem en mai 2015
FIGAROVOX/LETTRE OUVERTE - Deux cents professeurs prennent la plume pour demander à François Hollande de se mobiliser pour la défense de l'école républicaine en retirant la réforme du collège.

Deux cents professeurs se mobilisent pour le retrait de la réforme du collège dans une pétition en ligne: appel national pour sauver l'école de la République.
Antoine Desjardins est professeur de lettres, coauteur de Sauver les lettres: des professeurs accusent (Textuel), membre du Comité Orwell. Il soutient l'appel pour le rétablissement des horaires de français.

Monsieur le Président de la République,
L'Ecole républicaine, héritière de Condorcet, de Guizot et de Ferry est le bien commun de tous les Français ; nous savons votre attachement à l'Education Nationale, vous qui en fîtes une question essentielle de votre campagne présidentielle de 2012. Nous nous permettons pourtant, enseignantes et enseignants, parents d'élèves de vous interpeller sur la réforme du collège. La réforme décrétée et impulsée par Madame la Ministre de l'Education Nationale entend lutter contre l'échec scolaire au collège, permettre une plus juste égalité des chances dans un souci d'émancipation individuelle et collective des élèves, susciter le goût d'apprendre chez ces derniers. S'il ne revient à personne ici de contester de telles légitimes ambitions qui font consensus pour l'ensemble des acteurs, la réforme 2016 ne produira pas hélas les effets attendus. Derrière ces grands principes fédérateurs se cache une réalité très différente. L'autonomie, pilier de la réforme, induit un système éducatif éclaté, le centre de gravité décisionnel devient l'établissement tant pour définir des programmes enseignés, rebaptisés curricula, que pour les modalités de l'évaluation voire la déclinaison horaire des enseignements.
La réforme entraîne la diminution des horaires disciplinaires pour permettre la mise en place des enseignements complémentaires sous deux formes: l'accompagnement personnalisé ou AP et les enseignements interdisciplinaires ou EPI. Les élèves de sixième n'auront que l'AP prélevé sur les horaires disciplinaires à raison de trois heures hebdomadaires, les élèves à partir de la cinquième conserveront une heure d'AP et feront deux heures d'EPI retranchés sur les horaires d'enseignement de ces mêmes disciplines. En outre, des options et des dispositifs disparaissent comme les classes européennes qui permettent à 10% des élèves d'avoir deux heures de langues en plus en 4° et en 3° et la découverte professionnelle trois heures destinées à préparer l'avenir professionnel durant trois heures hebdomadaires. Les options soit langues anciennes, soit langues régionales deviennent des enseignements de complément qu'il ne sera pas possible de proposer partout, d'autant que les horaires hebdomadaires diminuent passant de trois heures à deux heures.

Les classes bilangues notamment en allemand, cas particulier, sont parfois maintenues mais dans un cadre horaire contraint et dans des conditions draconiennes qui augurent mal de leur avenir. Par ailleurs, la réforme s'appliquera sur les quatre niveaux du collège et posera des problèmes de continuité aux élèves en cours de scolarité, dont les programmes seront caducs à la rentrée 2016. Cette réforme entraîne une baisse de l'offre de formation et la suppression d'un cadre national.
Vous aviez voulu, Monsieur le Président, privilégier le dialogue social pour promouvoir les réformes, force est de constater qu'il n'existe pas au sein de notre institution. Depuis des mois, la Ministre reste sourde à la contestation, refusant de rencontrer les représentants des principales organisations syndicales opposées à la réforme. Sachez que des tensions inédites naissent au sein des établissements entre enseignants eux-mêmes, enseignants et personnels de direction d'autre part. Nous oscillons entre colère, désarroi et abattement, car nous avons le sentiment d'avoir été injustement désignés comme responsables de l'augmentation des inégalités sociales et culturelles dans une société fracturée et fragilisée. Le temps pédagogique n'est pas le temps politique! Sachez qu'à la rentrée prochaine un enseignant de collège devra s'approprier la réforme des organisations du collège, la refonte complète de tous les programmes pour tous les niveaux, assimiler leurs logiques curriculaires, concevoir dans le même temps des enseignements aussi complexes que l'AP et l'EPI, intégrer dans sa pratique les nouvelles modalités de l'évaluation. Personne rue de Grenelle ne semble prendre conscience de la charge de travail qui sera exigée des enseignants désormais taillables et corvéables à merci sans revalorisation des salaires! Cette mise en œuvre hâtive, bâclée, impulsée autoritairement voue la réforme à l'échec!
Pourtant en 2012, vous aviez souhaité que votre quinquennat scelle la réconciliation de tous les Français ; c'est donc vers vous que nous nous tournons au risque pour nous signataires d'encourir les sanctions de notre hiérarchie rectorale qui multiplie intimidations et sanctions disciplinaires contre les opposants à la réforme. Si votre élection suscita en 2012 espoir et confiance, en 2016 la salle des professeurs chavire entre désespoir et vif mécontentement. Il est encore temps de renouer le fil du dialogue qui menace de se rompre définitivement.
Monsieur le Président, on reconnaît le grand homme d'Etat à ses audaces, alors élevez-vous au-dessus de nous tous, vous l'arbitre national! Abrogez ce décret et reconstruisons ensemble une autre réforme pour le collège.
Comptant sur la justesse de votre jugement, veuillez recevoir, Monsieur le Président de la République, l'expression de nos salutations respectueuses, républicaines et laïques.
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jeudi 21 janvier 2016

Edmonde Charles-Roux, l'irréverencieuse, a déposé les armes

Résistante, féministe et femme de lettres, Edmonde Charles-Roux s'est éteinte à 95 ans. Retour sur le parcours d'une élégante indocile.

Publié le | Le Point.fr
Edmonde Charle-Roux en 2011. À 90 ans, elle préside l'académie Goncourt.
Edmonde Charle-Roux en 2011. À 90 ans, elle préside l'académie Goncourt. © AFP/ GERARD JULIEN


Elle était affaiblie depuis décembre. Edmonde Charles-Roux s'est éteinte cette nuit à Marseille dans une maison de convalescence, en présence de son petit-neveu Marcantonio del Drago, a indiqué Marie Dabadie, la porte-parole de l'Académie Goncourt, dont la romancière avait été présidente. Edmonde Charles-Roux avait 95 ans.





C'est en 1920, dans une illustre lignée d'armateurs et de diplomates qu'Edmonde Charles-Roux voit le jour à Neuilly-sur-Seine. Durant les premières années de son existence cossue passée entre Prague et Rome, la petite fille « insolente et imprévisible » apprend à tenir son rang et s'apprête à mener l'existence traditionnelle des grandes bourgeoises prisées pour leur dot. Mais la Seconde Guerre mondiale qui s'annonce va rebattre les cartes de ce destin joué d'avance.

Une bourgeoise frondeuse

Téméraire, audacieuse et déjà imprégnée d'un sens aigu de l'engagement, la benjamine de la famille alors âgée de 20 ans se porte volontaire au front. Blessée à Verdun en portant secours à un légionnaire, la jeune infirmière ambulancière s'engage aux premières heures de la résistance et cache des hommes de la main-d'œuvre immigrée dans le jardin familial, avant de suivre le maréchal de Lattre de Tassigny pendant toute la campagne de France.
En entrant dans la clandestinité, elle suit les traces de son père qui préféra démissionner quand les Allemands imposèrent Laval plutôt que de se compromettre dans la collaboration. « Vivre, c'est dire non », aimait-elle répéter. Cette expérience déterminante, dont elle est revenue décorée de la Croix de guerre et « caporal honoraire », façonne sa personnalité et fait d'elle quelqu'un « d'abominablement libre ».

« Une fille à soldats »

Mince comme un crayon, les pommettes hautes, toujours vêtue d'un tailleur Chanel et d'un collier de perles, Edmonde est un troublant sosie de Louise de Vilmorin. Mystérieuse et insaisissable derrière une courtoisie parfaite, il est difficile d'imaginer que cette façade scintillante cache une irrévérencieuse dans l'âme. Militante, féministe, indocile, elle fait de sa liberté une priorité absolue. Pour elle, elle n'aura pas d'enfant. Charmeuse, elle enchaîne les liaisons. Maurice Druon, Mitterrand, les conquêtes de celle que l'on surnomme la « fille à soldats » font grincer des dents la France conservatrice du milieu des années 1950.
Edmonde Charles-Roux, dans les années 60, est journaliste chez Vogue et écrivain. © - AFP/UPI


Après la Seconde Guerre mondiale, elle décide de devenir journaliste. Une partie de sa famille cesse de la recevoir, car une « femme honnête ne travaille pas, surtout pas dans la presse », mais qu'importe. Elle participe au lancement de Elle et prend la tête de Vogue Paris à partir de 1954. Sa ligne éditoriale jugée trop sulfureuse et son admiration sans bornes pour Aragon « le communiste » la fragilise aux yeux du propriétaire. « Elle passait le plus clair de son temps à faire de la contrebande », relate François Nourissier.

La première femme noire en couverture du Vogue

L'année 1966 marque un nouveau tournant dans sa vie. Elle qui fut la première à ne traiter la mode « qu'en la mettant en relation étroite avec toute autre forme de création » se voit accuser de propagande communiste et doit finalement quitter son poste dans un souffle de scandale. Son ultime audace ? Avoir mis en couverture une femme noire. « Quand je suis allée chercher mon salaire chez le comptable, comme il était d'usage, la maison étant menée à l'américaine, il m'a tendu l'enveloppe en disant : Je crains bien que ce ne soit la dernière », se souvient-elle.
Le chômage sera de très courte durée. La voilà femme de lettres. Trois mois après son éviction, elle publie son premier roman Oubliez Palerme et entre à jamais au panthéon de la littérature en devenant la cinquième femme à recevoir le Prix Goncourt. « C'est une belle petite vengeance après sa mise à pied », dira son ami Pierre Bergé.

« Tu ne pourras me tromper qu'avec une seule femme : Marseille »

Quelques semaines plus tard, elle fait la rencontre de Gaston Defferre. Il est marié, mais la clandestinité ne la dérange pas. Pendant sept ans, ils se retrouvent discrètement à Cassis ou dans sa demeure normande, parfois avec François Mitterrand, que cette histoire enchantait. Elle apprécie sa fougue et son courage. N'est-il pas célèbre pour être sorti victorieux du dernier duel officiel de l'histoire en 1967, qui l'opposait a un député vexé d'avoir été traité d'abruti ?
Edmonde Charles-Roux et Gaston Defferre.


En 1973, après son divorce, Defferre parvient enfin à lui passer la bague au doigt. « Moi, j'étais plutôt pour l'union libre », insiste-t-elle, « mais cela lui semblait impossible. Marseille... Le maire qu'il était depuis quelque vingt années... Du coup, j'ai exigé un mariage à l'église. Il était protestant, donc jamais encore marié à l'église. » Le jour du mariage, elle lui aurait dit : « Tu n'auras le droit de me tromper qu'avec une seule femme : Marseille. »

« Vous votez mal, mais vous écrivez bien »

Derrière les perles fines et les tailleurs Saint Laurent qu'elle préfère désormais à Chanel, la sulfureuse amie des intellectuels a le cœur farouchement à gauche et la parole caustique pour défendre la mémoire de son défunt mari. Interrogée sur Gaudin, le successeur de son époux à la mairie de Marseille, elle rétorque lapidaire « Oh, Jean-Claude, t'as peut-être le chapeau, mais t'as pas la tête. » Frêle et tenace, raffinée et venimeuse, Edmonde force le respect autant qu'elle fascine.
Que renferme son charme énigmatique ? Une indifférence absolue, des passions secrètes, des blessures d'enfance… Nous ne le saurons pas. Bernard-Henri Lévy qui la fréquente depuis longtemps la décrit « ardente, batailleuse, guerrière » tandis que son ami Pierre Bergé loue son élégance, sa pudeur et son talent. « Vous votez mal, mais vous écrivez bien », lui concède même de Gaulle lors d'une garden-party à l'Élysée. Sa carrière littéraire est du reste ponctuée de succès : après Oubliez Palerme et Elle Adrienne, L'Irrégulière retrace la vie de Coco Chanel. Elle consacrera également une biographie en deux tomes à Isabelle Eberhardt.

Trente et un ans de Goncourt

Figure de la scène littéraire, elle est un des plus fidèles couverts de chez Drouant. Entrée en 1983, elle accède à la présidence du Goncourt en 2002. Là encore, malgré son âge avancé, son âme combative trouve à s'exprimer. Les chantiers sont nombreux : entachée de complaisance, victime de guerres intestines entre jurés, la maîtresse de céans tend à rendre plus transparent et légitime le vote de l'auguste académie. Le prix – qui assure entre 250 000 et 800 000 exemplaires à l'heureux élu – est « l'antichambre et la caisse de résonance de la vie littéraire française », alors les pratiques douteuses sont tentantes. Colette avait, paraît-il, pour habitude de téléphoner à des membres pour influencer le vote, Jean Giono quant à lui votait à distance.
Ne pratiquant pas la langue de bois, Edmonde Charles-Roux n'a pas hésité à dévoiler ces anecdotes sur les dessous peu flatteurs du cénacle. « Il y avait un côté secret. Le jury travaillait porte fermée. Il existait une sorte de repli sur soi-même. Quand je suis devenue présidente, avec le soutien d'autres jurés, j'ai fait le contraire : j'ai ouvert les portes », confiait-elle au Figaro en 2014 à l'aube de sa démission (à 94 ans) au profit de Bernard Pivot.
C'est peut-être son incapacité avouée « à supporter l'ennui poliment et patiemment » qui explique que la grande dame ait attendu si longtemps pour passer la main. Souffrante depuis quelque temps, elle avait quitté son domicile parisien de la rue de Seine (où vécut avant elle Joseph Fouché), pour sa résidence au pied de la montagne Sainte-Victoire « son Machu Picchu provençal ». C'est là qu'elle s'est éteinte. Enfin en paix ?
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mardi 19 janvier 2016

Michel Tournier: «Je pense que mon bilan est plutôt bon»

Michel Tournier: «Depuis la liquidation de l'Empire, il ne se passe plus rien en France. Il n'y a plus de drame politique comparable à ce qu'on a vécu.»
INTERVIEW - L'auteur du Roi des Aulnes, décédé de lundi à 91 ans, avait reçu Le Figaro chez lui, au début de l'été 2015, dans son presbytère de Choisel, pour évoquer son dernier livre. Retour sur une rencontre avec un sympathique misanthrope.
Michel Tournier vit sur une île déserte appelée Choisel. Dans ce petit village de la vallée de Chevreuse, il regarde le temps qui s'écoule. Sa maison est peuplée de livres; sur elle et ses habitants veille la haute statue de saint Christophe, patron des ogres et de Tournier. À son âge, l'écrivain reçoit peu et parle encore moins. Pour dire quoi? Les questions indiscrètes ou qu'il estime inopportunes, il les écarte d'un revers de la main, répondant «non», sans plus de commentaire. On sent que le détachement a gagné cet homme.
Ses dernières pensées, il les réserve au journal qu'il tient méticuleusement sur un bloc-notes. Mais il a accepté de voir publiées les lettres qu'il adressa à son ami et traducteur Hellmut Waller à partir de 1967. On y lit la vie quotidienne du romancier, ses soucis domestiques et ses voyages, et on voit s'ébaucher ces maîtres livres que sontLe Roi des Aulnes ou Les Météores. Sous nos yeux et sans afféterie surgit la genèse d'une des œuvres plus importantes de la fin du XXe siècle.
LE FIGARO. - Comment avez-vous connu Hellmut Waller, avec qui vous avez échangé pendant trente ans ces «lettres parlées»?
Michel TOURNIER. -J'ai connu Hellmut à la fin de la guerre, lors d'un séjour que j'ai fait à Tübingen. Il vit aujourd'hui à Bebenhausen, après avoir longtemps exercé le métier de procureur. Pouah! Un homme chargé d'accuser de pauvres bougres, souvent pour des peccadilles. Nous avons pris l'habitude de correspondre par bandes magnétiques, procédé qui présente l'avantage de transmettre les bruits de la vie, les cloches de Choisel ou les cris d'enfants devant la maison.
Quelle place a eue l'Allemagne dans votre vie?
Mes parents s'étaient connus alors qu'ils étudiaient cette langue. Mon père était une gueule cassée qui avait pris l'Allemagne en horreur. Si ça n'avait tenu qu'à lui, jamais ses enfants n'auraient étudié cette langue. Ma mère y était restée attachée, et nous avons passé de nombreuses vacances à Fribourg, dans une pension bon marché tenue par des sœurs. Je dois être le seul Français à posséder les œuvres complètes de Kant en allemand, que j'ai achetées à Paris pendant l'Occupation.
Et aujourd'hui, quels sont vos liens avec l'Allemagne?
Je parle allemand tous les soirs avec une certaine Karen Bucher, qui me téléphone de Suisse depuis des années. Elle habite Lucerne. Pendant dix minutes, elle me raconte sa journée, je lui raconte la mienne. Mais je ne l'ai jamais rencontrée.
Vous dites à votre ami Hellmut en 1969 que «la politique avait un certain intérêt avec de Gaulle. C'était un personnage. Maintenant ce n'est plus rien, il n'y a plus personne». Vraiment?
Oui, il y eut de Gaulle. Songez à son physique, à son nom, à son destin! Avec lui, la France a quand même vécu des aventures. Mais depuis la liquidation de l'Empire, il ne se passe plus rien. Il n'y a plus de drame politique comparable à ce qu'on a vécu.
François Mitterrand vous admirait tout de même. Il est souvent venu vous voir à Choisel. Comment était-il?
Très ordinaire. Il me parlait de mes livres, mais bon… En revanche, Michel Rocard est venu me voir, parce qu'il possède une maison non loin de chez moi.
Mitterrand est le dernier président à vous avoir rendu visite?
Le dernier? Le seul, vous voulez dire!
Quel est votre meilleur souvenir du Goncourt?
Le jour où je l'ai reçu. À l'unanimité. Il a changé ma vie. Un prix, c'est de l'argent! Savez-vous combien ça rapporte à son auteur? Un million! Et à l'éditeur? Bien plus! Pourtant l'académie Goncourt n'est pas riche. Nous sommes nourris gratuitement par le restaurant Drouant. Ce qui fait la fortune du lauréat, c'est les ventes qu'entraîne le prix. J'ai un jour proposé que l'éditeur du livre primé verse 10 % de ce qu'il lui a rapporté pour notre fonctionnement. Ma proposition a été accueillie avec horreur…
Quel membre du Goncourt vous a particulièrement marqué?
Raymond Queneau. J'ai eu avec lui d'étranges relations: en 1966, il fit accepter Vendredi au comité de lecture, mais quitta celui-ci quand j'y entrai. En 1970, il vota pour Le Roi des Aulnes, mais démissionna du jury quand j'y fus élu. On aurait dit qu'il m'évitait…
Avez-vous aimé votre vie de juré?
Oui, beaucoup, même si c'est dur: on lit un livre, on l'aime, on le défend le mieux possible. Et finalement, on échoue.
Vous êtes aujourd'hui réputé comme écrivain pour enfants. Quelle différence y a-t-il entre la littérature pour adultes et celle pour enfants?
Je suis beaucoup lu et invité dans les écoles. Écrire un roman pour les enfants, c'est très difficile. Il faut tout leur dire, leur expliquer. Il ne doit pas y avoir de sous-entendus. Enfin, ces invitations m'ont tout de même fait voyager.
Vous avez aimé ça?
J'ai été au Sénégal, invité par Léopold Senghor. Senghor était poète, en était fier et aimait lire lui-même ses poèmes. J'ai aussi été en Inde avec mon ami Robert Sabatier. Mais je n'aimais pas beaucoup les voyages: organiser, réserver, tout ça me pesait. Je suis un sédentaire. C'est pour ça que je suis bien ici, à Choisel.
Mais vous avez longtemps habité Paris…
Je suis né à Paris, j'ai fréquenté des collèges à Paris. J'ai longtemps habité l'île Saint-Louis, quai d'Anjou, dans un endroit avec une humidité effroyable. J'étais le voisin d'Ingrid Bergman, que j'ai retrouvée dans le coin parce que son mari y avait une maison. Quand je la rencontrais, elle ne me parlait pas en allemand, mais en anglais, langue que je parle mal. Tout le monde devrait quitter Paris. Il faut être vicieux pour y rester.
Vous intéressez-vous à l'actualité?
Non, je regarde la télévision, mais rien ne retient mon attention. À part le Tour de France… J'ai beaucoup pratiqué le vélo…
Écrivez-vous encore?
Il s'est passé une chose importante dans l'histoire de l'écriture, c'est la disparition de la machine à écrire; la mienne a tant servi à la rédaction de mes livres et des traductions que je faisais. Elle ne me sert plus désormais.
Mais cela ne vous empêche pas d'écrire…
Je tiens un journal que je relis souvent, où je note des souvenirs, des observations, les appels de mes amis. Tenez (il lit sur un bloc-notes): «Vu à la télévision Barack Obama. Je suis presque sûr que, signant un texte, il tenait son stylo de la main gauche. Important. À vérifier. Un ami prétend que son prédécesseur Bush était aussi gaucher.» Et: «Plus on est vieux, plus la mort est douce, rapide et facile…»
On n'en est pas là, Michel Tournier…
À la fin de sa vie, on peut évaluer sa vie à partir de six critères: le physique, la famille, l'époque, les amitiés, l'amour, la profession. Mon bilan est plutôt bon, avec même ce sommet professionnel que représente le prix Goncourt. Le point faible, c'est l'époque où j'ai vécu…
«Lettres parlées à son ami allemand Hellmut Waller», de Michel Tournier, Gallimard, 332 p., 24,50 euros.
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Michel Tournier, un succès planétaire


«Je suis fier d'être un auteur scolaire», confiait Michel Tournier (ici en 1973).
Michel Tournier est décédé ce lundi, à 91 ans, à son domicile de Choisel, dans les Yvelines. Il avait 43 ans, en 1967, lorsque sort son premier roman, Vendredi ou les limbes du Pacifique, vendu à 7 millions d'exemplaires.
Échouer à l'agrégation ne vaut pas exclusion définitive de l'école. Au contraire. Michel Tournier - décédé ce lundi à l'âge de 91 ans -, qui voulait être professeur de philosophie, fut recalé deux fois à l'agrégation, mais des millions d'élèves ont planché et continue de le faire sur Vendredi ou la vie sauvage.
Comme on ne le laissait pas entrer par la petite porte, il avait choisi d'emprunter la grande et reste, aujourd'hui, le seul auteur français à avoir, de son vivant, accédé au rang de classique. Pendant longtemps, des cohortes d'écoliers lui ont rendu visite dans l'ancien presbytère de Choisel où il s'était retiré, dans la vallée de Chevreuse. Le souhait de transmettre aux enfants a toujours animé l'écrivain, qui clamait: «Je suis fier d'être un auteur scolaire.»
Combien sont-ils en effet d'écrivains français contemporains à avoir investi le champ des collèges et des lycées avec leurs romans, comptant des lecteurs de 10 à 100 ans? Une poignée si l'on inclut dans ce groupe Le Clézio, le Nobel qui tombe parfois au bac, ou Pennac, qui a investi judicieusement le terrain de la littérature jeunesse. Avec un seul livre, Michel Tournier s'était imposé haut la main. En tant qu'anciens élèves, on a tous quelque chose de Vendredi.

«La grotte, la boue, l'eau, le feu, la sexualité»

Michel Tournier a 43 ans, en 1967, lorsque sort Vendredi ou les limbes du Pacifique. L'homme n'est pas un inconnu du milieu littéraire, mais son nom n'évoque absolument rien chez le commun des mortels. Il a traduit de l'allemand Erich Maria Remarque, a travaillé chez Plon en tant que directeur littéraire et s'est illustré comme producteur à la radio en imaginant une émission consacrée à la photographie intitulée La Chambre noire. Des tropismes qui ne le portent naturellement pas vers le grand public. Les Français découvrent son nom lorsqu'il reçoit le grand prix de l'Académie française pour son premier roman. «Un remake de Robinson Crusoé par quelqu'un qui a lu Freud, Sartre et Levinas», a résumé Queneau en imposant ce manuscrit chez Gallimard.
Dans ce livre, Michel Tournier imagine en effet une variante du Robinson de Defoe déconstruisant l'œuvre de l'Anglais pour critiquer la société occidentale de consommation, introduire le point de vue de l'ethnologue et ouvrir la voie à une réflexion philosophique. «La grotte, la boue, l'eau, le feu, la sexualité sont utilisés dans un contexte cosmique et philosophique qui élève le débat au-dessus de sa trame anecdotique. À ce coup d'essai, M. Michel Tournier (retenez bien ce nom!) a fait un coup de maître», écrit Robert Sabatier dans Le Figaro littéraire du 26 juin 1967. «Nous voilà arrivés à la révélation de Vendredi, à son règne aérien et poétique aux mille ingéniosités», renchérit François Nourissier dans Les Nouvelles littéraires.

«Je savais bien que de la philosophie pure ne se vendrait pas»

Michel Tournier ne se lassait jamais de raconter la genèse de ce roman qui lui valut sa consécration: «Mes échecs à l'agrégation m'avaient laissé par terre. Je voulais être professeur de philosophie, mais on n'avait pas voulu de moi. J'ai cherché dans cette discipline le motif d'un roman car je savais bien que de la philosophie pure ne se vendrait pas. Robinson Crusoé m'est apparu comme un sujet extrêmement intéressant. Il y avait beaucoup de thèmes à exploiter: la solitude, la relation de l'homme avec l'île, la survenue de Vendredi, qui est d'une autre génération, d'une autre race, la rencontre de l'homme avec l'adolescent et de l'adolescent avec la civilisation.»
Au journaliste qui lui demandait pourquoi il avait choisi d'envoyer son manuscrit chez Gallimard, il répondait: «Gallimard, tout naturellement, parce que je traînais dans le milieu de l'édition depuis un certain temps déjà. Il a été pris tout de suite. Et quelques années après, j'ai décidé de le réécrire pour les enfants dans une version améliorée.»

«J'ai commencé à 43 ans»

Voilà la seconde particularité de ce premier roman à la destinée extraordinaire, aujourd'hui traduit en plus de trente langues. Il en cache un autre, façon poupée russe. En 1971, en effet, soit un an après que Tournier eut reçu le prix Goncourt à l'unanimité pour son deuxième roman, Le Roi des Aulnes, il fait un choix éditorial étonnant:Vendredi ou les limbes du Pacifique devient Vendredi ou la vie sauvage. Le livre est publié chez Flammarion parce que Gallimard à l'époque n'avait pas encore de département de littérature jeunesse - la maison se rattrapera en le proposant dans sa toute nouvelle collection «Folio», créée un an plus tard.
Cette adaptation, au style vif et vibrant, est devenue le classique que l'on sait. La première version avait été encensée par Gilles Deleuze, qui, du haut de son autorité critique, lui avait offert une analyse très remarquée.
La seconde fait florès sur les bancs de l'école et assoit la notoriété publique de l'auteur, qui déclarait à son sujet (1): «Fini le charabia. Voici mon vrai style destiné aux enfants de 12 ans. Et tant mieux si ça plaît aux adultes. Le premier Vendredi était un brouillon. Le second est propre ; j'ai simplifié un petit peu parce que j'ai trouvé que Vendredi ou les limbes du Pacifique, c'était trop compliqué et même un peu vicieux, subtil, abstrait.» Il n'en démordra jamais au fil des ans, préférant toujours cette version à la première.
(1) Dans Michel Tournier. La réception d'une œuvre en France et à l'étranger, sous la direction d'Arlette Bouloumié, Éditions PUF, 300 p., 16 €.
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Michel Tournier, la mort du père de «Vendredi»

Michel Tournier.
L'auteur de Vendredi et du Roi des Aulnes, prix Goncourt 1970, s'est éteint ce lundi, chez lui, à Choisel, dans les Yvelines, à 91 ans.
Interrogé sur la mort, Michel Tournier fit un jour cette déclaration: «J'ai imaginé une épitaphe qui me plaît bien: “Je t'ai adorée, tu me l'as rendu au centuple. Merci la vie!”» Pour bien des lecteurs nés à partir des années 1970, son nom est indissociable des premières émotions littéraires. Étudiées dans les écoles, ses œuvres ont aussitôt été considérés comme des sortes de classiques contemporains.
Michel Tournier naît à Paris le 19 décembre 1924. Érudite, sa famille se veut de culture allemande, catholique et musicale. Son grand-père est pharmacien et son père une gueule cassée de 14. «J'ai eu une petite enfance parisienne très malheureuse. Je crevais littéralement de cet environnement», affirme pourtant l'écrivain, qui n'a jamais supporté Paris. Enfant, il passe toutes ses vacances en Allemagne, où ses parents font des recherches universitaires, et assiste à l'éclosion de l'hitlérisme. Puis il vit l'Occupation en France. «J'ai connu, à 18 ans, la Libération et je peux vous dire que cela a été un moment abominable, pire que l'Occupation.»
Après la guerre, il étudie le droit, la philo, suit les cours de Bachelard et envisage une carrière de professeur. Hélas, en 1949, il échoue à l'agrégation, ce qu'il vit fort mal. Des années plus tard, il parlera encore de «grand désespoir» au sujet de cet échec à «ce bachot hypertrophié, bouffi, ubuesque».
Commence alors une vie presque bohème, faite d'expédients, de petites piges. «J'ai vécu dans un hôtel meublé de l'île Saint-Louis, où logeaient Pierre Boulez, Georges Arnaud, l'auteur du Salaire de la peur , le metteur en scène de théâtre Armand Gatti, Georges de Caunes…»
Michel Tournier travaille pour la radio (à Europe 1, auprès de Louis Merlin, où il rédige des messages publicitaires) ; la télévision (de 1961 à 1965, il s'occupe de l'émission «Chambre noire» sur la photographie, sa grande passion) ; et l'édition (chez Plon et Gallimard)…
Toutefois, dès le début des années 1960, ce Parisien récalcitrant («je suis complètement allergique à toute la mythologie parisienne») s'installe dans la vallée de Chevreuse, dans le presbytère de Choisel qu'il avait découvert en y faisant du camping. Là, il peut vivre en reclus et travailler à son premier livre, Vendredi ou Les limbes du Pacifique , publié chez Gallimard en 1967 et récompensé aussitôt par le grand prix du roman de l'Académie française. Cette réécriture du mythe de Robinson Crusoé tranche dans la production de l'époque par sa profondeur, sa pertinence. À 43 ans, cet inconnu obtient un succès gigantesque qui sera relayé par la réécriture du livre dans une version pour les enfants, en 1971, sous le titre Vendredi ou La vie sauvage. Bilan? Sept millions d'exemplaires vendus et trente-cinq traductions.
Aussitôt, Michel Tournier devient un auteur très prisé des petites classes, où il se rend souvent lors de conférences et de débats. On l'entend prôner «un idéal de simplicité et de limpidité dont les maîtres s'appellent La Fontaine, Perrault, Lewis Carroll, Kipling, London, Saint-Exupéry. Ils n'écrivaient pas pour les enfants, ils écrivaient admirablement, c'est tout.»
En 1970, Le Roi des Aulnes, son second roman, qui traite du mythe de l'ogre dans l'Europe nazie, est couronné à son tour, cette fois par le prix Goncourt obtenu à l'unanimité. Deux ans plus tard, il rejoindra l'académie Goncourt.
En 1975, nouveau thème: celui de la gémellité, qu'il explore à travers Les Météores. Ce livre, sans doute son plus ambitieux, lui demanda des années de recherche sur tous les continents. «Je suis à l'école de Jules Renard et de Colette (membres de l'académie Goncourt, dont la tradition est réaliste et naturaliste) et quand je parle d'une bourrache ou d'un hérisson, j'ai besoin d'en avoir eu une expérience vécue», s'expliqua-t-il alors. Confessant: «Pour moi, Zola reste le patron.»
Trois romans, trois immenses succès. «Je ne suis pas un auteur de best-sellers, mais de long-sellers», dit cet auteur à la fois très populaire, mais père d'une œuvre des plus exigeantes. Ainsi définissait-il son idéal: «Ma grande affaire, c'est de sortir un roman à la Ponson du Terrail de la machine à écrire de Hegel.» Tournier affectionne les romans de formation, les constructions polyphoniques, les rémanences des grands mythes. «Je souffre d'une infirmité épouvantable: je ne peux écrire que si j'ai quelque chose à dire.»
Est-ce pour cela qu'en 1977 il publie Le Vent Paraclet , un essai d'autobiographie? Dès lors, ses œuvres se font moins ambitieuses, plus concentrées, plus ouvertement tournées vers la jeunesse. Des nouvelles (Le Coq de Bruyère), en 1978 ; un conte (Pierrot ou Les secrets de la nuit), un an plus tard. Et cet esprit inclassable signe encore en 1988 un roman dans la collection pour adolescents Signe de Piste: Angus.
Afin d'écrire La Goutte d'or, roman sur les immigrés (1985), ce disciple des naturalistes est allé vivre avec les travailleurs maghrébins. «Je suis le seul écrivain français - et j'en suis fier! - qui sache manier un marteau-piqueur!» Malgré une certaine désaffection de la critique, Michel Tournier continue à publier: Le Médianoche amoureux (1989), Éléazar (1996). Toujours l'écrivain se défend d'être considéré comme un artiste, un mage. «Je suis un artisan qui refuse absolument le côté prophétique et la notion de vie intérieure. J'ai un modèle absolu, c'est Jean-Sébastien Bach.»
Trois ans plus tard, l'homme secret et bourru qu'il était resté démissionnait de l'académie Goncourt, où il avait été admis près de quarante ans plus tôt et se retirait à Choisel.
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Michel Tournier, l'acrobate métaphysique  

Rencontre avec l'auteur de Vendredi ou les Limbes du Pacifique
La première fois que j'ai vu Michel Tournier, ce fut à la télévision, en noir et blanc, dans mon village natal, en 1967. Il venait d'obtenir le prix de l'Académie française pour Vendredi ou les ­Limbes du Pacifique. Je fus immédiatement frappé par le visage : étrange. L'impact des traits nets et pourtant furtivement faunesques. Un tout début de calvitie centrale laissait se bomber de chaque côté de la tête deux bosses de cheveux noirs, deux cornes de Belzébuth ! Le beau c'est le bizarre, comme dit Baudelaire. L'anomalie. Royale chez Tournier. Pourtant, tout commence par l'épure des phrases suaves et limpides qui ouvrent Vendredi ou les Limbes du Pacifique. Robinson est allongé sur le rivage de son naufrage:«des mouettes noires et blanches tournoyaient en gémissant dans le ciel céruléen…»
Tel est le décorum de l'île et du roman originel. Deux couleurs : le noir et le blanc! Et tout là-haut, la troisième : le transcendant bleu lumineux. On va les retrouver… Les mêmes mouettes planent au-dessus du grand dépôt d'ordures marseillais où Alexandre, le «dandy des gadoues» des Météores, prélève des échantillons scabreux. La nuit, des rats noirs viennent dévorer les grands oiseaux immaculés, blessés dans la décharge. Tournier c'est Icare greffé sur un rat. On se souvient des rituels scatologiques de Nestor aux grosses fesses blanches dans Le Roi des Aulnes, observateur prophétique des noires citadelles édifiées par «Oméga»!

Un acrobate métaphysique 

Les grands héros de Tournier sont des pervers polyphoniques… Le romancier fait volontiers montre d'un enthousiasme tératologique. Le monstrueux le fascine. Mais il établit une démarcation rigoureuse entre innocence et pureté. L'innocence serait originelle, celle des monstres candides, de Vendredi qui couche avec la terre. La pureté serait seconde et fruit de la morale. Mais Tournier a beau être friand de ces beaux oxymores irréconciliables, il est rare qu'il ne les verse pas dans un devenir dialectique. Recalé à l'agrégation de philosophie, inconsolable, il n'en a pas moins fait entrer et miroiter les concepts dans le flux romanesque. Ainsi, dans Gilles & Jeanne, le romancier lancera Gilles de Rais et Jeanne d'Arc dans la spirale qui les fond l'un à l'autre comme des jumeaux ! Au final, l'ogre se transfigure en pucelle!
Six ans après que Michel ­Tournier me soit apparu à la télévision, en 1973, il débarquait chez moi dans le petit appartement de ­Sartrouville que je partageais alors avec ma femme. Il entendait me remonter le moral après un échec au prix Goncourt en dépit de son engagement zélé. Je reconnus immédiatement le Tournier «phorique» et salvateur, celui du Roi des Aulnes, sorte de saint Christophe des banlieues à casquette venu me porter, me soulever des boues de la déprime. Souvenez-vous de la fin du Roi des Aulnes. Abel Tiffauges, l'ogre chasseur au service de ­Goering, avance dans un marais en portant dans la lumière Ephraïm, un enfant juif qui se métamorphose en étoile. Tel est le cœur de l'imaginaire de Tournier, son blason mythologique, cette marche initiatrice, cette sortie du labyrinthe profane pour aller danser dans une bacchanale de rayons spirituels. Robinson, à la fin de Vendredi ou les Limbes du ­Pacifique, se dresse dans le soleil:«La lumière fauve le revêtait d'une jeunesse inaltérable.» Et c'est là qu'il découvre un nouveau ­Vendredi qu'il baptise Jeudi !
Ces petites hérésies pullulent chez Tournier. Pas de littérature sans l'aventure d'un écart. Sans entourloupe paradoxale. L'acrobate métaphysique invente ainsi dans Gaspard, Melchior & Balthazar un quatrième roi mage:Taor ! Lui aussi subira les dédales ténébreux, les affres dans les mines de sel de ­Sodome avant de connaître, tout naturellement, l'eucharistie. Sublimation récurrente, obsédante. À la fin des Météores, Paul, après avoir, en vain, cherché Jean son jumeau nomade, est amputé de sa jambe et de son bras droits dans un souterrain séparant les deux zones de ­Berlin. Et ce mutilé, de retour chez lui, va vivre au cœur de son jardin une métamorphose extraordinaire, une expérience d'hyperconnaissance qui le plonge dans les turbulences du vent, des nuées, du soleil et du bleu céruléen initial ! Il développe un corps météorologique, cosmique ! C'est peut-être la plus décoiffante invention du romancier.
Trente-cinq ans après une première visite au presbytère de ­Choisel, je suis revenu en juillet 2008. Tournier après une chute et une opération ratée, rebelle à toute nouvelle intervention, marchait en s'appuyant sur une béquille. Il se dressa soudain dans son jardin illuminé, tel Paul, tel Robinson. Et toute la cohorte de ses parias magnifiques, de ses errants «phoriques». Incarnant à lui seul tout le cycle, toute la roue du temps romanesque. On entendait claquer derrière la haie des balles de tennis. Je jetai un œil : deux jeunes gens, torse nu, jouaient dans le soleil. Je lui dis que c'étaient les jumeaux des Météores.
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Politiquement incorrect, "Le Club des Cinq" est censuré

Lu sur Marianne 
 
Politiquement incorrect, "Le Club des Cinq" est censuré

"Le Club des Cinq et les saltimbanques" est devenu "Le Club des Cinq et le Cirque de l'Étoile"
Tout le monde - ou presque - connait Le Club des Cinq, cette série de romans policiers pour enfants et adolescents mettant en scène cinq jeunes personnages et leur chien dans diverses aventures.
Un souvenir d'enfance pour de nombreux lecteurs qui ne seront peut-être pas très heureux d'en feuilleter les nouvelles éditions. Celles-ci sont en effet marquées d'un "Traduction revue" qui indique que la traduction originale a été retouchée. Un blogueur indigné s'est amusé à recenser les différences entre la première édition et cette nouvelle mouture.
Le Club des Cinq et les saltimbanques se trouve ainsi renommé Le Club des Cinq et le Cirque de l'Étoile. Le récit des aventures de Claude, Mick, François, Annie et Dagobert ne se fait plus au passé simple mais au présent. Les "nous" ont également été remplacés par des "on" ("Nous n'irons pas à Kernach cet été, conclut François" devient "On n'ira pas à Kernach cet été, conclut François"). Les descriptions et les dialogues ont été raccourcis.
Cet appauvrissement du langage est illustré par l'auteur du billet à l'aide du chapitre dix. "Quand ils furent en vue" devient "Quand ils s'approchent" ; "Comptez-vous aller plus loin bientôt ?" → "Vous comptez rester longtemps ?" ; "Nous resterons ici aussi longtemps qu'il nous plaira" → "On restera ici aussi longtemps qu'on voudra" ; "Nous aurons du mal à l'empêcher de s'en prendre à ces messieurs" → "Nous aurons du mal à l'empêcher de vous sauter dessus." ; "Mon bon Dagobert !" → "Salut, toi !" ; "Au revoir ! À bientôt !" → "Allez ! À bientôt ! Salut !"
Dans le roman original, Pancho, un jeune forain accompagné d'un singe, est malheureux car battu par son oncle. Il ne l'est plus dans la nouvelle édition de l'histoire, dénaturant ainsi la psychologie du personnage. Le fameux oncle de Pancho ne le battant plus, il le "gronde" et le voilà désormais affublé de quelques bons sentiments ("Je ne pensais pas que Pancho pouvait s'entendre avec des enfants comme vous. Ce n'est pas son genre !" → "Je pensais que c'était une mauvaise idée que Pancho devienne votre ami : il souffrira de vous quitter quand le cirque reprendra la route."). La méfiance des forains envers la police disparaît également des pages du Club des Cinq.
Allez, un petit dernier pour la route : "Ils passèrent une heure à discuter, puis le soleil disparut dans un flamboiement d'incendie, et le lac refléta de merveilleux tons de pourpre et d'or." se transforme en "Ils passent encore une heure à discuter, puis le soleil disparaît derrière les sommets alpins, et le lac prend des reflets dorés."

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samedi 16 janvier 2016

Obsédé Textuel

À ma muse !
Mon péché en lettres capitales
Mon Dieu, j'ai péché et je continuerai à pécher jusqu'à mon dernier souffle. Je suis, ah ! que cet aveu me coûte et que la honte brûle mon front, je suis, est-il besoin de vous l'avouer ? un pauvre obsédé textuel ! Ne me prenez pas au mot ; l'analyse grammaticale est préférable à sa consœur génétique pour me mettre en accusation. Je suis un être minuscule qui écrit en peine capitale.
Ce mal, pour singulier qu'il puisse être n'en est pas moins parfaitement insupportable. J'ai des mots doux sur le bout de la langue, des mots tendres que j'érige pour vous déclarer ma flamme, des mots à mots pour de voluptueux bouche-à-bouche. L'écrit qui vient du fond du cœur s'autorise bien des libertés avec la syntaxe et avec la morale. Le texte, rien que le texte en tête, du matin au soir, je me laisse aller à ma névrose bavarde.
Je cherche à séduire, à coucher sur le papier de belles aventures, de pulpeuses expressions, de libertines pensées. La virgule se fait particule, l'accord est presque parfait, le crime demeure orthographique. Je laisse aller mes doigts, ils caressent le clavier, chatouillent la souris, glissent le long de la barre-espace. J'écris en état d'apesanteur, libéré de la lourdeur des temps et de la complexité des modes.
La police est sur mes traces ; le caractère du criminel émerge de l'analyse du corps de la victime. Le refus systématique de justifier le texte ne plaide pas en ma faveur. Il faut battre le fer à gauche pour afficher une conviction qui n'est plus guère de saison. Je dilue, je tire à la ligne, je paraphrase et je soliloque. L'onanisme me gagne, le texte rien que pour soi : je suis l'auteur de tous mes jours !
Quelques lecteurs se perdent dans cette ronde incessante de mes délires abscons. Je leur fais des œillades, les attire au coin de la marge pour quelques fantaisies inavouables. La séduction par les mots, le rythme de la phrase et les douceurs du sens. L'essence même de mon activité, de ma folie incessante. Le plaisir délirant du lexique obsolète, le fantasme des néologismes curieux et des positions troubles.
L'Académie me tourne le dos, la presse se détourne de ce furieux, le flot de mes mots finit par prendre l'eau, le bateau coule entre deux chapitres ; les mots ne permettent plus de faire ce pont entre le sens et le courant. Je me pensais passeur d'émotions, je ne suis qu'un souffleur de vent pour gonfler une toile qui se moque bien des prétentions littéraires de votre serviteur.
Alors, en désespoir de cause, je me fais sujet d'une assuétude sans objet. Je m'attribue des mérites que je n'ai pas, je suis à l'article de la dernière extrémité quand se profile la perspective d'un point final que je préfère laisser en suspension. Je bafouille, je bredouille, j'ai un fâcheux sur le bout de la langue qui me fait souvent tourner en rond, ratiociner et déblatérer sur son compte.
Je bouche les trous de ma page blanche en les comblant des reliefs de mon existence. Les gravats du champ lexical cherchent vainement à aplanir nids de poule et fêlures secrètes. Rien n'y fait ; je me pensais sergent- major de la brigade du texte, je ne suis qu'un pauvre cantonnier des parchemins escarpés.
Pour sauver la face, je vais jusqu'au bout du conte, je frictionne et j'affectionne la fiction et le récit sans queue ni tête. Pauvre obsédé textuel, privé de cet appendice pourtant si nécessaire à la jouissance. Sa perversion n'est que subterfuge ; il est illusion et dérision. La ponctuation met l'accent sur ses errances, ses absences, ses séquences ; la césure, c'est sûr, n'est pas de nature à apaiser la fêlure, à colmater la fracture ou à libérer les esprits.
J'essuie les mots casés, ceux qui se jacassent, se fracassent contre le mur de nos indifférences, de notre inculture crasse. Je fleuris les ombres des mots oubliés de tendres pensées. Je suis le dernier gardien du champ de « naviots » : le cimetière des chansonniers irremplaçables, là où Gaston Couté, Maurice Hallé, Frédéric Mistral, Henri Chassin et tant d'autres, ont cessé de chanter leurs colères dans une langue qui sentait bon la terre.
Ma langue se meurt ; elle est trop chargée de mots qui n'ont plus cours, qui sont restés au coin de la mue d'un langage vernaculaire qui n'est plus mien. Je baisse la tête, j'avoue ma défaite. Le discours se perd au profit des incantations et des slogans. Les orateurs, les prosateurs, les versificateurs doivent laisser la place aux prédicateurs ou aux manipulateurs.
La langue doit se mettre au service du profit, du commerce ou des falsificateurs, des messages pas sages et des commentaires à taire. Le pauvre obsédé textuel doit se retirer de la ronde des mots creux, des mots vides, des mots d'ailleurs et des mots sans raison. Il peut bien tourner sa langue sept fois dans sa bouche, il n'est pas près d'embrasser la gloire !
Textuellement vôtre.
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vendredi 15 janvier 2016

Non à l’étatisation des revues de savoir françaises !

Non à l’étatisation des revues de savoir françaises !

LE MONDE | | Par
Les décideurs publics ont obtenu que la loi « République numérique » prévoie (article 17) que tout auteur d’un « écrit scientifique » principalement financé sur fonds publics puisse le « mettre à disposition gratuitement sous une forme numérique », six mois après sa première publication pour les STM et douze mois pour les SHS (Photo : Axelle Lemaire, secrétaire d'Etat au numérique, en juin 2015). Les décideurs publics ont obtenu que la loi « République numérique » prévoie (article 17) que tout auteur d’un « écrit scientifique » principalement financé sur fonds publics puisse le « mettre à disposition gratuitement sous une forme numérique », six mois après sa première publication pour les STM et douze mois pour les SHS (Photo : Axelle Lemaire, secrétaire d'Etat au numérique, en juin 2015). AFP/JACQUES DEMARTHON

En vingt ans, la « révolution du numérique » a bouleversé l’édition scientifique. La vente de revues imprimées (par abonnement ou en librairie) est progressivement remplacée par la commercialisation de licences d’accès à des plates-formes numériques regroupant des centaines, voire des milliers de revues.

Apportant de nouvelles fonctionnalités très utiles aux chercheurs, cette mutation nécessite toutefois de lourds investissements. Dans les années 2000, les éditeurs de sciences humaines et sociales (SHS), de petite taille car cantonnés à leur bassin linguistique, s’y sont engagés en créant des services mutualisés, comme la plate-forme francophone Cairn.info.
Mais dès les années 1980, en science, technique et médecine (STM), cette transformation avait suivi la généralisation de l’anglais comme lingua franca, qui a permis la constitution de grands groupes mondiaux développant quelques puissantes plates-formes réunissant des millions d’articles.
Cette concentration du secteur STM a suscité progressivement de vives réactions de certains bibliothécaires et chercheurs universitaires, alertés par l’augmentation des coûts des licences d’accès aux plates-formes numériques. Une inquiétude aggravée en France par l’indigence des budgets d’acquisition des bibliothèques universitaires, scandaleusement plus faibles que ceux de leurs homologues des grands pays industrialisés.
Ni libre ni auteur, tel serait le chercheur de demain. En contradiction complète avec l’indépendance intellectuelle des enseignants-chercheurs, fièrement revendiquée depuis les Lumières et que réaffirme le code de la propriété intellectuelle
A partir de 2001, un mouvement mondial s’est ainsi peu à peu structuré pour favoriser l’« accès ouvert » (open access) aux écrits scientifiques financés sur fonds publics, c’est-à-dire gratuit dès leur première publication, ou après une courte période d’accès payant (un à trois ans).
Tout chercheur, tout auteur ne peut qu’être sensible à ce principe d’une diffusion la plus large possible de ses travaux. Encore faut-il que cette transition vers l’accès ouvert soit conduite avec discernement, afin de préserver les conditions de financement qui garantissent, avec l’indépendance de leurs supports éditoriaux, la qualité des publications.
Au Royaume-Uni et en Europe du Nord, les pouvoirs publics agissent en concertation étroite avec l’ensemble des acteurs concernés : enseignants-chercheurs, responsables de revues, éditeurs publics et privés, bibliothécaires, universités et organismes de recherche. Pour accompagner pragmatiquement cette transition, ils ont mis en œuvre des études d’impact rigoureuses et des outils de suivi, afin de concevoir de nouveaux modes de financement des publications scientifiques, qui permettent l’augmentation régulière de l’accès ouvert.

Ni libre ni auteur, tel serait le chercheur de demain

En France, jusqu’à présent, les décideurs publics ont agi sans concertation réelle avec les parties concernées, en particulier les éditeurs de sciences humaines. Ils ont obtenu que la loi « République numérique », qui doit être prochainement discutée au Parlement, prévoie (article 17) que tout auteur d’un « écrit scientifique » principalement financé sur fonds publics puisse le « mettre à disposition gratuitement sous une forme numérique », six mois après sa première publication pour les STM et douze mois pour les SHS.
Or, il est hautement probable que cette faculté de dépôt laissée aux auteurs devienne rapidement une obligation pure et simple, sous la pression des responsables d’établissements d’enseignement et de recherche.
En outre, si à ce stade, seuls sont concernés les articles de revues et d’ouvrages collectifs, il est tout aussi probable que les monographies de recherche le seraient bientôt. Loin de favoriser la plus large diffusion des résultats de la recherche universitaire, objectif affiché de ses promoteurs, cette mesure aboutirait au résultat inverse : elle conduirait à la mise à mort de l’édition scientifique française indépendante et à l’institutionnalisation d’une édition d’Etat sans lecteurs.
Ni libre ni auteur, tel serait le chercheur de demain. En contradiction complète avec l’indépendance intellectuelle des enseignants-chercheurs, fièrement revendiquée depuis les Lumières et que réaffirme le code de la propriété intellectuelle. Peut-on raisonnablement croire que la pensée critique continuera à s’exercer si les chercheurs ne sont plus libres de disposer de leurs travaux ? Où classer les publications dites professionnelles qui s’adressent aux praticiens comme aux universitaires ? Quel sort sera réservé aux grandes revues de débat qui accueillent des auteurs, nourris de leurs recherches universitaires, mais qui irriguent leur pensée vers un large public ?
Peu soucieux de ce risque, certains acteurs publics français, notamment à la direction du CNRS, affirment en substance que l’Etat peut prendre le relais. Peu importe à leurs yeux la liberté des chercheurs en SHS, dont beaucoup sont très attachés au « label de qualité » apporté par les éditeurs privés, de publier où ils veulent ; peu importe la disparition programmée de nombre de revues (« Il y en a trop », nous dit-on) ; peu importe l’audience mondiale des travaux des chercheurs français (l’essentiel ne serait pas leur qualité scientifique, mais leur gratuité) ; peu importe que certaines commissions aient rapidement droit de vie et de mort sur les publications.
Pour notre part, nous refusons fermement ce programme mortifère, au plan intellectuel, d’étatisation de l’édition de savoir française (en SHS, mais aussi en STM) et nous appelons donc les parlementaires à amender la rédaction de l’article 17 de la loi « République numérique », afin de permettre une transition raisonnée vers un plus large accès ouvert aux écrits scientifiques financés sur fonds publics.
Mal compris dans ses effets, le numérique peut conduire à refermer l’université sur elle-même en l’isolant du reste de la société. Ses opportunités doivent au contraire être utilisées pour ouvrir aux chercheurs de nouveaux espaces de liberté et permettre que leurs travaux servent au mieux le bien commun.
Les signataires: Pierre Nora et Marcel Gauchet (Le Débat); Olivier Duhamel (Pouvoirs); Patrick Fridenson (Entreprises et histoire); Margaret Maruani (Travail, genre et société); Philippe Minard (Revue d’histoire moderne contemporaine); Olivier Mongin (Esprit); Martine Segalen (Ethnologie française).

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/01/12/non-a-l-etatisation-des-revues-de-savoir-francaises_4846027_3232.html#97oC631mQRU4sJz2.99
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mardi 5 janvier 2016

Être un pro de l'e-mail

  • Résultat de recherche d'images pour "email images""l'Obs". Article publié le 23 juin.
Vous envoyez 33 e-mails par jour dans le cadre du travail, selon une étude de 2010 du cabinet Radicati. Autant d'occasions de se demander avant de cliquer sur le bouton "envoyer" : comment rester crédible, courtois et obtenir une réponse ?
Récemment, la newsletter Brief.me citait la position radicale d'une journaliste américaine, Rebecca Greenfield : inutile de glisser une formule de politesse, l'e-mail se termine sans un au revoir, comme lors d'une conversation intantanée.
Impossible pour Sylvie Azoulay-Bismuth, consultante, formatrice et auteur du livre "Être un pro de l'e-mail" (Editions Eyrolles). Il faut glisser une formule à la fin du message. Mais pas n'importe laquelle.
Voici les 10 choses à éviter :

1 Les phrases cavalières

"Vous remerciant par avance pour votre réponse". "Merci de me faire parvenir le devis"... Ces phrases traduisent un ordre et pas une demande.
Privilégiez plutôt : "avec mes remerciements", "je vous en remercie", ou, si la réponse arrive après plusieurs échanges de mails, un simple "Merci."

2 Les formules bateaux

"Restant à votre disposition pour toute information complémentaire". Des phrases tellement attendues que plus personne ne les lit.

3 Les phrases inutiles

"Bonne réception" n'apporte rien non plus. Nous ne sommes plus au temps des pigeons voyageurs. Aujourd'hui, il y a peu de chances que la personne n'ait pas reçu l' e-mail. C'est l'une des dernières phrases que le lecteur voit. Ne gaspillez pas d'espace pour ne rien dire.

4 Le verbe "espérer"

"Espérant avoir une réponse sur cette commande". L'espoir, ce n'est pas très professionnel. Il vaut mieux opter pour le verbe "souhaiter".

5 Les formules négatives

"N'hésitez pas à me contacter". Il faut penser à l'impact des formules sur le lecteur. Il y a une négation et un verbe à connotation négative.
Inconsciemment , le lecteur risque d'avoir l'impression que vous n'avez pas très envie de lui répondre. Même constat pour "nous ne manquerons pas de vous recontacter". Par contre, "Sachez que vous pouvez nous contacter" ou encore "Nous vous invitons à nous contacter" fonctionnent bien.

6 Les abréviations 

Oubliez le "CDLT" pour cordialement ou "SLT" pour salutations. Des abréviations discourtoises qui peuvent être très mal prises. A l'oral, on peut se rattraper.
A l'écrit, c'est plus compliqué. Même s'il reste moins formel que la lettre, l'e-mail reste un message écrit dont on garde une trace.
"Nous vous serions reconnaissants de répondre le plus rapidement possible". Cette phrase laisse le lecteur dans le doute.
Doit-il répondre dans la journée, dans la semaine, dans le mois ? Fixez des échéances précises. Par exemple, "Veuillez me donner une réponse idéalement avant le 25 juin". Cela peut être vu comme pressant mais parfois c'est nécessaire pour une commande, un devis…

7 Le "respectueusement" hypocrite

Rien ne sert de se fendre d'un "respectueusement", si on ne respecte pas la personne contactée. Les mots ont un poids. Il faut essayer de les utiliser à bon escient.

8 Le "Cordialement" à toutes les sauces 

"Cordialement" d'accord ! Mais pas à tout bout de champ. Si vos relations avec la personnes sont bonnes préférez "Cordiales salutations", "Bien sincèrement", "Bien courtoisement".
Pour un directeur, "Recevez mes sincères salutations" ou plus simplement "Sincères salutations" conviennent.
Sans le désuet "je vous prie d'agréer…". La formule choisie doit surtout refléter le ton de l'email. Si vous n'êtes pas content, optez pour un très sec "Salutations distinguées".

9 Les formules farfelues 

"Sportivement", "Artistiquement", conviennent dans certains contextes mais il ne faut pas que cela soit déplacé.
Quand un employé d'EDF signe "électriquement" par exemple. Il ne s'agit pas de faire rire le lecteur et de perdre toute crédibilité. On ne sait pas dans quel état d'esprit il se trouve à la lecture du mail.

10 Le gros placard plein de couleurs en guise de signature

Rester simple dans sa signature. Mettre son nom, la société pour laquelle on travaille, sa fonction et ses coordonnées. Quand il y a trop d'éléments, trop de couleurs, trop de dessins, cela devient illisible.
Propos recueillis par Angèle Guicharnaud
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Éric-Emmanuel Schmitt et Virginie Despentes intègrent le jury Goncourt

Les deux écrivains ont été élus à l'unanimité mardi 5 janvier 2016. L'élection de Virginie Despentes, 46 ans, est une véritable surprise.

Publié le Le Point.fr
L'écrivain français Éric-Emmanuel Schmitt à la foire du livre le 21 mars 2015.
L'écrivain français Éric-Emmanuel Schmitt à la foire du livre le 21 mars 2015.

Ce mardi, les écrivains Virginie Despentes et Éric-Emmanuel Schmitt ont été élus à l'unanimité par leurs pairs comme membres du jury du Prix Goncourt, a-t-on appris auprès de l'Académie. Éric-Emmanuel Schmitt a été élu au couvert d'Edmonde Charles-Roux et Virginie Despentes au couvert de Régis Debray. L'élection de Virginie Despentes, 46 ans, constitue une surprise dans la mesure où la romancière avait rejoint le jury concurrent du prix Fémina l'an dernier. Ne pouvant siéger dans les deux jurys, l'auteur de Vernon Subutex devrait donc démissionner du Fémina.

Éric-Emmanuel Schmitt, boulimique de théâtre

Âgé de 55 ans, Éric-Emmanuel Schmitt est un boulimique de théâtre et de littérature. C'est également un grand amateur de musique. Normalien, il a appris à "avaler dix ou quinze livres en une semaine" et à "gérer son temps et son énergie" pour livrer à son éditeur les 500 à 700 pages de roman promises, avait-il affirmé récemment à l'Agence France-Presse. Agrégé de philosophie, titulaire d'un doctorat à 27 ans et "totalement étranger au monde du théâtre", il se lance en 1991 avec une première pièce, La Nuit de Valognes. Sa passion pour le théâtre est si dévorante qu'il a repris, en 2014 le théâtre Rive Gauche à Paris. Son dernier roman, La Nuit de feu (Albin Michel) a été publié l'an dernier.
Membre du jury Goncourt depuis 1983 et présidente de cette institution de 2002 à 2014, Edmonde Charles-Roux est âgée de 95 ans et laisse sa place pour raisons de santé. Régis Debray, 75 ans, avait annoncé sa démission du Goncourt en novembre, invoquant son âge et ses "obligations de travail". L'Académie Goncourt qui attribue chaque année le plus prestigieux des prix littéraires français est composée de 10 membres. Elle est présidée, depuis 2014, par Bernard Pivot.
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