Des cours de latin et de grec à Romainville («9-3»). Non dans quelque collègue privé et huppé. Mais pour tous. En tout cas, pour ceux qui le désirent. C’est ce que nous, trois enseignantes retraitées de l’Éducation nationale, nous offrons depuis quatre ans, en partenariat avec la mairie de la ville, dans le cadre d’une université populaire intitulée «Fabrique des savoirs» et d’associations regroupées au niveau national au sein de la CNARELA (Coordination nationale des associations régionales de langues anciennes), constituées depuis plus de trente ans autour d’un objectif primordial : démocratiser les enseignements de latin et du grec, jusque-là considérés comme réservés à un petit nombre de privilégiés.
Parce que, à nos yeux, la connaissance des langues et civilisations de l’Antiquité est indispensable à la formation générale de chacun et contribue de façon majeure à l’éducation des citoyens. Notre action est bénévole, car nous n’avons pas le même statut que les autres professeurs ou animateurs municipaux qui ont besoin de leur salaire pour vivre. En outre, cet enseignement est réservé aux adultes afin de ne pas concurrencer nos collègues des lycées et collèges environnants en leur retirant des effectifs. Or, dans la réalité, nous recevons un public plutôt varié mais en majorité constitué de retraités ; toutefois, nous avons en grec une élève de 11 ans, un étudiant de 20 ans et des adultes en activité.
Par expérience, nous avons élaboré une méthode différente de la manière traditionnelle d’enseignement des langues anciennes, qui a pu laisser à beaucoup le souvenir de cours peu attrayants et d’un niveau inaccessible. Cette recherche n’est pas nouvelle : depuis sa création, le CNARELA ne cesse d’enrichir la recherche pédagogique et, pourtant, toutes ces innovations continuent à être ignorées du grand public, et plus grave, des plus hautes instances du ministère de l’Education nationale.

Des jeunes désabusés

Cette méthode consiste à mettre l’élève en immersion immédiate dans la lecture de textes authentiques adaptés à notre public. Celui de Romainville (un peu plus d’une vingtaine de participants) est assidu, ne manque jamais une séance, n’hésitant pas, en cas d’indisponibilité, le temps d’un rendez-vous médical ou autre, à venir assister au cours pour la demi-heure restante...
Cette expérience avec des adultes s’applique à l’attitude que l’on doit avoir, dans des banlieues réputées «difficiles», avec des jeunes trop souvent désabusés, à «l’estime de soi» piétinée. Ces jeunes ont le sentiment qu’ils ne reçoivent pas, comme les autres, ce à quoi ils pourraient prétendre. Et même, à quoi ils ont droit.
Le plus souvent, ils trouvent en face d’eux de jeunes collègues peu expérimentés, jetés en pâture, des enseignants qui restent peu dans les établissements, un programme de français trop souvent allégé de l’enseignement fondamental de la langue, les grands textes fondateurs de notre littérature passés sous silence, parce que prétendument trop «difficiles». Exit La Fontaine, Balzac, le grand Corneille, bientôt Molière.

Diam’s, Booba et autres Abd al Malik

Dans le passé, on a même poussé la complaisance jusqu’à leur demander de choisir eux-mêmes les textes à étudier ! Les chansons de Diam’s, Booba et autres Abd al Malik en anthologies de remplacement, pourquoi pas ? Alors qu’il suffit de donner les clés du vocabulaire pour accéder aux textes forts qui marquent l’esprit des jeunes.
Enfin, on a supprimé la récitation, «faute de temps»… Les horaires dévolus au français ont fondu comme neige au soleil. Ainsi au niveau de la 5e, des 8 heures de français par semaine, nous sommes passés, par allégements successifs, à 4 heures…
Dans le même temps, on a introduit l’étude de l’image fixe, de l’image mobile. L’enseignement de la langue (orthographe, grammaire, lexique) est considéré comme secondaire. Cette injustice est encore plus criante concernant des milieux où soit l’on ne parle pas toujours le français à la maison, soit où on le maîtrise mal. Pis, une récente circulaire de l’Éducation nationale souhaite étendre à «tous les collégiens» une «initiation» au latin et supprimer l’enseignement des «langues anciennes», autant dire un saupoudrage de notions étymologiques au détriment d’un apprentissage de fond.
Eh bien, offrir véritablement à ces jeunes le latin et le grec, matières taxées d’élitistes, est un moyen de redonner à eux aussi l’estime de soi. Car ces langues constituent le fondement de notre langue et de notre culture. Faire du latin, c’est comprendre l’origine, le lexique du français ; faire du grec, c’est acquérir l’origine de notre vocabulaire scientifique. Cette culture porte le beau nom d’«humanités».

Le choix de textes est primordial

En les mettant directement au contact de textes comme les fables de Phèdre, de petits extraits de l’Art d’aimer d’Ovide, on leur donne le plaisir de lire. On leur fait relever les mots latins qui font penser à de mots français, on fait jouer la proximité des langues, on utilise différentes techniques pour la traduction : texte bilingue, textes à trous, textes pour moitié en français et en latin ou grec, etc. Le choix de textes est primordial. Il faut qu’il soit adapté au public concerné et que leur contenu soit particulièrement riche soit en informations, soit du point de vue de sa qualité littéraire, soit encore par leur questionnement philosophique ou scientifique.
Oubliés, donc, les interminables récits de bataille ou les laborieux discours sur lesquels nous avons souffert jadis, sur les bancs du collège ou du lycée ! Les textes bien choisis couvrent tous les champs de la langue et de la culture. Mais plus encore, il est possible, ce faisant, d’aborder des thèmes délicats, voire tabous, dès lors qu’ils renvoient à des siècles en arrière. Ainsi, le rapport au corps ou la notion de pudeur. Aux ricanements provoqués autrefois, dans les classes, par les représentations des dieux antiques nus dans les manuels scolaires, ont succédé des contestations plus radicales, voire des interdits. Comme en témoigne cet incident récent avec une classe de CM2 d’un «quartier populaire» de Creil qui a vu un enseignant et sa classe quitter une représentation théâtrale, Petites Sirènes, au prétexte d’une sirène aux seins nus, parce que «certains élèves se cachaient les yeux» et que leur prof «craignait les réactions des parents» (1)… Ainsi, ce sont des thèmes et des images de plus en plus censurées, voire autocensurées par les enseignants eux-mêmes qui préfèrent « passer muscade » sur certains aspects du programme sujets à polémique.
Pour ceux qui en douteraient, la confrontation avec un texte d’Apulée extrait des Métamorphoses est éclairante à bien des égards, lorsque la jeune Psyché découvre, dans son lit, à la lumière de sa lampe à huile, le dieu Cupidon dans sa nudité. L’accompagnement photographique représentant l’Hermès de Praxitèle est accepté parce que c’est une illustration qui s’impose. Ce point est capital : il permet à ces jeunes d’assumer, voire d’adopter, un autre regard sur ces cultures qui ne sont pas les leurs, pour appréhender leur diversité de même que celle des valeurs, et notamment l’idée que la représentation du corps est variable d’une civilisation à l’autre.
Offrir aux élèves des textes exigeants mais réjouissants (pour ne pas dire jouissifs) en version intégrale et non expurgée comme on le faisait autrefois, voilà une manière de les valoriser, de leur apporter l’estime de soi dont ils manquent cruellement. C’est un pas important, une ouverture vers la citoyenneté, la connaissance et le respect des valeurs républicaines.
(1) Le Parisien, 13 mars 2015.