vendredi 8 avril 2016

Matzneff - Aimez-vous relire vos livres préférés ?

Pour Gabriel Matzneff, lire des auteurs et des ouvrages que l'on connaît déjà relève d'un plaisir suprême. Et ne convoque jamais les mêmes sentiments.

Publié le | Le Point.fr
Peut-on relire inlassablement les mêmes livres ? Oui, proclame Gabriel Matzneff !
Peut-on relire inlassablement les mêmes livres ? Oui, proclame Gabriel Matzneff ! © MYCHELE DANIAU

La princesse Laure Murat a récemment publié chez Flammarion un stimulant essai sur la relecture. En un temps, le nôtre, qui a le culte de la nouveauté, où tant d'éditeurs oublient (ou feignent d'oublier) que leur unique richesse est leur fonds, que leur devoir cardinal est de défendre ce fonds et donc de rééditer les beaux ouvrages du passé dont ils ont l'honneur d'être les dépositaires, je désire exprimer mon propre témoignage sur ce point essentiel.
Depuis l'enfance, j'ai le goût de relire les livres que j'aime. Dans une telle relecture, la « nature de la jouissance » dont parle Laure Murat est du même ordre que le plaisir que l'on éprouve à revoir des amis proches. C'est le plaisir de la confiance, de la complicité. Autant j'ai horreur des dîners mondains où l'on doit passer deux heures à table avec des inconnus, autant la perspective d'un dîner intime avec des gens que j'aime m'emplit d'aise, stimule mon appétit et mes petites cellules grises.
Enfant, j'ai relu des dizaines de fois, peut-être des centaines, certains volumes de la Bibliothèque Verte, de la collection scoute Signe de Piste, voire de la Bibliothèque Rose, ainsi que les albums de Tintin et Milou, et les personnages de fiction que j'y rencontrais me captivaient infiniment plus que les adultes que j'étais contraint de fréquenter dans la vie réelle. Jeune homme, je fus soigné pour tendances schizoïdes et paranoïaques. Il est probable que cette relation quasi amoureuse que je vivais, enfant, adolescent, avec des personnages imaginaires aura joué un rôle dans le développement de ces tendances et, dulcis in fundo, dans ma vocation de romancier.

Je relis pour retrouver des complices

Je suis un insomniaque de profession, si je puis m'exprimer ainsi, et quasi chaque nuit je me réveille à 3 h 20 du matin en sachant qu'il est vain que je tente de me rendormir. Je sais que s'écouleront au moins deux ou trois heures avant que je puisse à nouveau sombrer dans le sommeil. J'ouvre donc un livre et je me mets à lire, mais ce n'est jamais un livre nouveau, par exemple le roman d'un ami que j'aurais reçu par la poste le matin même ; je suis trop fatigué, ensommeillé pour avoir envie d'entrer dans un univers inconnu. C'est toujours un livre de chevet, un bouquin lu et relu que je sais quasi par cœur : Le Comte de Monte-Cristo de Dumas, ou Le Monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer, ou un album d'Hergé, ou Les Fleurs du mal de Baudelaire, ou un Hercule Poirot d'Agatha Christie, ou les Maximes de La Rochefoucauld, ou les Apophtegmes des Pères du Désert (ces deux derniers ouvrages étant, à cause de leur forme aphoristique, particulièrement adaptés à une lecture nocturne et au lit).
Je relis pour retrouver des complices, pour échapper à la solitude, pour renouer le fil d'une conversation interrompue. Les livres que j'aime, je ne les oublie jamais, de même que je n'oublie jamais les êtres que j'ai aimés d'amour ou d'amitié. Je suis le contraire d'un renégat.
Le livre que j'ai le plus souvent relu ? Jusqu'à l'âge de onze ans, Le Relais de la chance au roy de Jean-Louis Foncine. À partir de ma douzième année, Vingt Ans après d'Alexandre Dumas.

Le livre est un, mais les lectures sont multiples

Des titres de prédilection ? J'en cite quelques-uns dans les lignes ci-devant, et on découvrira les autres dans un livre que j'ai publié en 1994. Un livre consacré à ma bibliothèque idéale, aux écrivains qui sont, depuis mon adolescence, mes éternels compagnons de route. Je l'ai intitulé Maîtres et complices.
Un grand livre, chaque fois que vous le relisez, vous découvrez quelque chose de neuf, un détail, un angle d'approche qui jusqu'alors vous avait échappé. C'est évident avec les bandes dessinées de mon cher ami Hergé ; cela l'est aussi dans les livres que, parce qu'ils nous captivaient, nous les avions, la première fois, littéralement dévorés, c'est-à-dire lus trop vite. Ce ne fut pas à la première lecture de Vingt Ans après, ni même à la deuxième, que je compris que Mordaunt est le fils d'Athos.
Je donne cet exemple exprès, car je sais que tous les lecteurs de Dumas ne partagent pas cet avis. Ma conviction n'est pas la leur. Le livre est un, mais les lectures sont multiples. À ce sujet, je me permets de rappeler ce bref dialogue entre la duchesse Edmée de La Rochefoucauld et Jacques de Ricaumont (qui aurait désiré qu'un tome de mon journal intime intitulé Vénus et Junon reçût le prix Marcel Proust) :
La duchesse : - Mais mon petit Jacques, nous ne pouvons par couronner le livre de Matzneff ! C'est le journal intime de Don Juan ! Il n'y parle que de ses conquêtes !
Ricaumont : - Comment pouvez-vous dire cela, madame la duchesse ! Il n'y parle que de Dieu !
La duchesse : - Ah ça, mon petit Jacques, nous n'avons pas lu le même livre !
Une lecture rapide, superficielle, de mon journal intime peut en effet donner à certains le sentiment d'un catalogue comparable à celui que chante Leporello dans Don Giovanni. Une relecture attentive permettra au lecteur de bonne foi d'y découvrir mille autres choses.
Relire un poème que l'on sait par cœur, et même le relire à haute voix, pour décupler le plaisir musical de cette lecture, cela relève de la jouissance pure. Ouvrir un livre pour y vérifier la justesse d'une citation, y chercher une référence précise, est d'un autre ordre, celui de la connaissance, de la rigueur.

J'ai les larmes aux yeux quand je relis Manfred de Byron

La relecture que j'affectionne le plus ? J'aurais du mal à répondre. En revanche, je puis dire celle qui m'impressionne le plus : chaque fois que je lis, dans le silence et la solitude, l'Évangile, chaque fois que je l'entends à l'église, surgit quelque chose de neuf, quelque chose d'inouï au sens propre du terme.
L'Évangile, mais aussi certains autres textes liturgiques. Ainsi, par exemple, dans les églises orthodoxes, durant les vigiles, un lecteur lit à haute voix l'Hexapsalme qui, comme son nom l'indique, est un composé de six psaumes. Cet Hexapsalme, j'ai dû l'entendre des centaines, peut-être des milliers de fois au cours de ma vie, et pourtant, chaque fois que je l'écoute, il me touche d'une manière vierge, j'y découvre une parole qui semble avoir été créée spécialement pour moi et que, jusqu'alors, je n'avais jamais entendue.
Relire un livre, revoir un film que l'on a découvert dans l'adolescence et adoré, c'est la même démarche, la même émotion, le même plaisir. J'ai les larmes aux yeux quand je relis Manfred de Byron et je les ai aussi quand je revois Les Enfants du Paradis de Carné.
Pour un disque, c'est différent. Le souvenir d'une musique est souvent lié à celui de la jeune amante avec qui je l'écoutais ; l'émoi à la réentendre aussi. Une rencontre avec un livre est un tête-à-tête. Dans une rencontre avec un disque (les filles adorent faire découvrir un chanteur qu'elles apprécient à leur amoureux), on est souvent trois.
Parmi les livres que j'admire et que, dans ma jeunesse, à l'hôpital, je lus avec enthousiasme, le seul que je n'aie jamais relu, c'est À la recherche du temps perdu. Proust est un immense artiste, mais c'est un artiste-pieuvre : il vous prend dans ses tentacules et il ne vous lâche plus. Il y a des maîtres qui vous aident à devenir vous-même, il y en a d'autres (Wagner, Proust) qui vous hypnotisent. Un jeune écrivain peut lire et relire le cardinal de Retz, ou Voltaire, ou Stendhal, ou Flaubert : il apprend l'art d'écrire, mais il demeure lui-même. Quand il relit trop Proust, il fait du Proust, et c'est la catastrophe.

Nietzsche a 43 ans lorsqu'il découvre l'œuvre de Dostoïevski

Relire les maîtres que l'on aime et admire ne nous empêche nullement d'avoir du plaisir à découvrir un auteur dont, jusqu'à ce jour, on n'a pas lu une ligne, dont on ignorait l'existence. Nietzsche a 43 ans lorsqu'il découvre l'œuvre de Dostoïevski, et il parle de cette découverte avec l'enthousiasme d'un garçon de seize ans. Ne plus être capable de ferveur, d'émerveillement, serait un signe de décrépitude spirituelle, de sclérose. Pour ne donner qu'un exemple personnel, je n'étais plus un perdreau de l'année quand je lus pour la première fois, en italien, un livre de Natalia Ginzburg, mais après l'avoir lu je voulus aussitôt lire tous les autres et cette femme appartient depuis lors à mon panthéon intime. Voilà quelques jours, j'ai relu pour la énième fois Lessico familiare et je faisais des bonds de joie, tout - la langue, le fond - m'enchantait, me transportait d'allégresse.
En relisant un livre de prédilection, un livre qui m'a marqué dans mon enfance ou dans mon adolescence, je ne cherche pas le lecteur que j'étais, je recherche l'ami que je me suis fait lors de notre première rencontre et qui, depuis lors, fait partie de moi ; qui m'est, si l'on me permet ce terme théologique, consubstantiel. Une telle sensation ne relève pas de la nostalgie, qui peut se révéler mortifère ; elle relève de l'amour qui, lui, nous vivifie ; elle relève de la mémoire qui, n'en déplaise à ceux qui du passé font table rase, à celles qui affectent de le renier, est notre meilleur rempart contre la barbarie.

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