Le samedi 14 novembre au matin, à 8 heures,
Philippe Liotard, sociologue et enseignant à Lyon-I, s’est trouvé face à un
amphithéâtre rempli d’étudiants. Il devait donner un cours intitulé « Corps,
sexes et cultures ».
Vendredi, 13 novembre, Paris a
été lâchement attaqué au cœur de sa vie nocturne.
Samedi matin, 14 novembre, je
dois donner quatre heures de cours en amphithéâtre.
J’ai peu dormi, mal. Jusque tard
dans la nuit à chercher des informations sur Twitter, Reddit, les directs de la
presse, de la radio, contacter les amis, savoir comment ils vont, rassurer, par
téléphone, SMS, Messenger…
J’étais à Paris vendredi, mais je
suis rentré, je suis en sécurité, chez moi, devant mon ordinateur et
l’horreur.
Je ne peux pas faire cours
Levé tôt, douche, café, puis
aller chercher la presse et se rendre sur le campus.
Que vais-je faire ? Je ne peux
pas faire cours… Je dois faire cours. Un cours intitulé « Corps, sexes et
cultures » consacré aujourd’hui aux loisirs corporels et aux stéréotypes qui
les entourent, aux inégalités entre les hommes et les femmes dans le sport.
Quelle futilité… quel non-sens.
Philippe Liotard est
sociologue, il travaille sur le corps, le sport, la sexualité. En plus
d'enseigner à l'université Claude Bernard, à Lyon, il tient un blog. C'est là
qu'il a posté samedi ce beau témoignage qu'il nous aimablement autorisé
à reproduire. Nous l'en remercions. Les intertitres sont de Rue89.
Xavier de La Porte
Je suis entré dans
l’amphithéâtre. Les étudiants étaient là, assez silencieux. Sur le tableau, un
mot avait été écrit, invitant à rester debout face au terrorisme.
Je l’ai lu ce mot. Je me suis
tourné vers l’amphi. J’ai posé mon sac sur le bureau, ma sacoche, ma bouteille
d’eau. Je n’ai pas sorti l’ordinateur. J’ai regardé chaque étudiant, chacune,
chacun, un à une. Les étudiants me regardaient. Il en manquait. Normal, samedi
matin, 8 heures, c’est tôt.
J’ai regardé encore ces visages
puis je leur ai demandé de se lever pour respecter une minute de silence, un
silence qui s’était déjà installé. Tout le monde se lève. Le recueillement est
palpable. Des étudiants arrivent en retard, se dépêchent, comprennent, se
mettent au diapason de ce silence-là.
Et je parle de Paris, du beau temps
Je me mets à parler. Je ne sais
pas ce que je vais dire ; je ne sais pas ce que j’ai dit. Je me souviens de ma
voix, grave, que je sens résonner en moi, qui me traverse et porte une intensité
et une gravité que je ne me connais pas. Je suis ému. Je ne sais pas si je vais
pouvoir faire cours l’air de rien, alors je le dis. Et je parle de Paris,
vendredi, du beau temps, des terrasses de bar remplies, du Bataclan, de la joie
qu’il y a quand on va ensemble à un concert.
Un carnet de notes -
Waferboard/Flickr/CC
[...] Je pose mes questions, je
me demande comment on peut en venir à une telle horreur. Je m’interroge à voix
haute, je ne fais pas de cours… Le silence est total, les regards que je croise
sont plongés dans les miens. Jamais je n’ai ressenti ça avec des étudiants.
Jamais. Un silence à la fois glacial et de communion.
Puis des étudiants parlent. Des
étudiantes portant le foulard s’expriment. L’une d’entre elles nous lit des
versets du Coran. Ce cours est un cours transversal que peuvent suivre tous les
étudiants de licence inscrits à l’université Lyon-I dans la filière sciences et
techniques. Il y a dans cet amphithéâtre des étudiants français, parmi eux des
étudiants musulmans, des étudiantes musulmanes portant le foulard, d’autres pas,
des étudiants étrangers, noirs, asiatiques, égyptiens (l’un a pris la parole, un
autre est venu me remercier à la fin de cet échange).
On a parlé de tout
Une jeune marocaine nous parle de
l’attentat de 2003 au Maroc. Elle parle longuement. Quand elle a fini de parler,
elle se met à pleurer. Un autre étudiant au bord des larmes s’interroge sur
comment on peut faire pour que l’on ne puisse plus en arriver à ça. Plus tard,
une fois sorti, un jeune homme noir me dit qu’il ne m’a plus écouté pendant un
moment, qu’il était vide, qu’il s’est mis à pleurer mais qu’il ne pouvait pas
pleurer devant tout le monde et qu’heureusement, ça ne s’est pas vu.
Quels échanges, quelle écoute…
3h30. Sans pause. Et les étudiants en retard qui viennent s’assoient et…
restent. Après la pause des autres amphis, des étudiants entrent et me demandent
s’il peuvent venir eux aussi parler…
On a parlé de tout. D’identité,
de religion, de médias, de Charlie – forcément de Charlie– du 11 Qeptembre,
d’Al-Qaeda, de Boko Haram et de Daech. Des Tchétchènes et des révolutions
maoïstes d’Amérique du Sud, de Georges W. Bush et de l’Irak, des Palestiniens et
d’Israël, des juifs d’Israël et du Hamas, du Liban, de Beyrouth, d’éducation, de
la volonté de ne pas éduquer pour contrôler les consciences (et donc d’éduquer à
des valeurs de soumission), de la rupture dans l’éducation, du devenir
terroriste, de Dieudonné, de la musique, du plaisir, du respect, des conditions
du respect, de la liberté d’expression, des esclaves, de Mohammed Ali, des
réfugiés…
De tout je vous dis, de la peur,
de la solidarité, des communautés, de comment on se crée des ennemis, même dans
le sport, déjà dans le sport, comment on en veut aux autres, comment on fait de
l’autre le responsable de ce qu’on vit, comment on est, toujours, l’autre des
autres.
3h30 à se parler, ça arrive souvent ?
Des étudiants qui parlent qui
s’écoutent… qui s’écoutent vraiment. Pas une seule fois les voix se sont
chevauchées. Pas une seule fois en trois heures trente. Malgré, on le sent, des
tensions, des points de vue différents… Des étudiants qui restent là alors que
ça ne sert à rien, qu’il n’y aura pas d’évaluation, que ce que l’on a fait ce
matin est inutile…
Est-inutile ? Etait-ce inutile ?
Rester 3h30 à se parler, à
s’écouter, ça arrive souvent ? Rester ensuite, après 3h30, pour encore parler,
ça arrive souvent, le samedi matin quand on est étudiant ?
J’aurais pu faire mon cours l’air
de rien.
Je n’ai pas pu faire le cours que
j’aurais dû faire.
« Show must go on » ! Je
sais.
A un moment je me suis dit «
C’est bon, maintenant, on va pouvoir faire cours… ».
Mais non, ça n’a pas été
possible. Parce qu’il fallait se parler et que le cours n’avait pas de sens ce
samedi matin. Le savoir formel n’avait plus d’importance.
Ce qui était important, c’était
de pouvoir parler, d’apaiser ce qui nous traversait.
Parce qu’à travers les mots qui
ont circulé, c’est la vie qui s’est propagée et l’espoir de l’intelligence qui
s’est imposé sur la désespérance de
l’ignorance.
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