Dominique Blanc dans "Les liaisons dangereuses" © Brigitte Enguerand
Où il question d'une pièce cachée
Notre XVIII e siècle, magnifique temps où la langue française se vautre dans la volupté de son phrasé, dans la perversité de ses temps grammaticaux, dans les vertiges de ses tournures langagières, s’enrichit donc d’une pièce inédite et l’une des plus belles qui soient. Certaines mauvaises langues jalouses et fétides prétendront que ce n’est là qu’infâme supercherie, que cette pièce n’existe pas. Que ce roman, le plus pervers qui soit autant dans les mœurs de ses personnages que dans l’excellence du récit de leurs œuvres, a porté au firmament des lettres le roman épistolaire, donnant ses plus beaux atours à un genre qui fut une mode et reste un mystère.
Et que donc, ce roman unique, traduit en bien des langues, ayant comblé les fantasmes de millions de lecteurs, se suffit à lui-même. Et qu’en conséquence on a avantage à le lire plusieurs fois dans sa vie, et ceci, particulièrement si l‘on est femme, car de la petite Volange (15ans) à la Vieille Rosemonde (quasi centenaire), le roman traverse le corps des femmes à tous les âges plus que celui des hommes.
Soit. Tout cela est vraisemblable, tangible, et on ne peut que s’y résoudre. N’empêche. N’empêche, cette pièce je l’ai vue, montée sur la scène du Théâtre National de Bretagne par Christine Letailleur et il m’a semblé qu’elle prenait comme naturellement sa place dans cette vaste saga du répertoire français, après le « Don Juan » de Molière au siècle précédent, « La Dispute » de Marivaux moins d’un demi-siècle auparavant, à l’heure où le Marquis de Sade, emprisonné, noircit du papier et avant que n’apparaissent, plus près de nous, Georges Bataille, Pierre Klossowski ou Roger Vailland qui écrivit de belles pages sur Choderlos de Laclos et dont les exquis « Ecrits intimes » vagabondent sans relâche dans le libertinage cher à Merteuil et Valmont.
Une oralité en creux
Mais admettons. L’adaptation de Christine Letailleur, puisqu’il faut
parler ainsi, constitue une sorte de miracle. C’est une pièce avec
intrigues, personnages plus ou moins principaux, dénouement surprenant
comme on en écrivait naguère. Mais c’est une pièce qui se souvient avait
été un roman par lettres et ces dernières seront des
personnages-accessoires à part entière du spectacle. Un roman
épistolaire n’est plus tout à fait un roman, c’est du théâtre qui ne dit
pas son nom, c’est un jeu d’adresse (et dans le cas des « Liaisons
dangereuses », il faut considérer ce mot dans tous ses sens), c’est une
parole couchée sur le papier. Que ce tressage de voix ait fasciné tant
de cinéastes et de gens de théâtre n’est pas étonnant.L’adaptation s’empare de cette parole en instituant des dialogues là où dans le roman épistolaire les personnages se parlent en différé, de lettre en lettre. Elle met non seule à jour l’oralité du texte au creux de sa langue qui est d’autant plus cinglante et impitoyable qu’est est élégante et virtuose, mais elle l’orchestre et le spectacle, lui, offre l’écrin des corps.
La belle perversité des « Liaisons dangereuses », c’est que Laclos, excepté au dénouement, donne raison aux libertins, à leur cynisme mais tout autant à leur lucidité implacable contre les puritains, leur bienséance et leurs règles. Les uns libèrent la femme et les autres l’assujettissent dans une obéissance muette à des parents puis au mari qu’on lui a choisi. Ce qui fut le cas de Merteuil avant sa révolte.
Le théâtre qui est fait de chair, montre conjointement l’entrave du corps de la femme, dont les robes à balconnet avec leur éprouvante structure et les corsets sont faites pour contraindre le corps. Christine Letailleur souligne ce point crucial qui détermine la physique du rapport entre le Vicomte de Valmont et la Marquise de Merteuil.
Des acteurs magnifiques
Equipée ainsi, Merteuil ne peut guère gambader et virevolter. C’est
un corps le plus souvent fixe, face au public. Une forteresse habitée
par un stratège militaire. Laclos, militaire de carrière, a sans doute
beaucoup mis de lui-même dans l’intelligence calculatrice de Merteuil
qui parle de ses amants comme des figures d’un jeu d’échecs dont elle a
dicté les règles où elle a toujours un coup d’avance. C’est une
intelligence sur pied, qui s’active intérieurement et dont témoignent
extérieurement le rythme de ses phases fait de suspensions et
d’accentuations, le mouvement de...
Vincent Pérez et Julie Duchaussoy dans "Les liaisons dangereuses" © Brigitte Enguerand
Et puis il y a les autres personnages du roman, au grand complet. Citons la très jeune Cécile de Volanges, figure sadienne de l’innocence pervertie (explosive Fanny Blondeau, tout juste sortie de l‘école de Liège). Madame de Tourvel, femme mariée qui résiste avant de s’effondrer (troublante Julie Duchaussoy qui travaille régulièrement avec Christine Letailleur). A Madame de Rosemonde, femme âgée, gardienne des lois et de la religion (Karen Rencurel, actrice qui fit partie de l’aventure du théâtre de l’Aquarium dont on fête cette année les 50 ans), Letailleur confie une dernier tour de passe-passe.
Comme dans le roman c’est à Madame de Tourvel que le chevalier Danceny (homme constamment instrumentalisé et victime de son amour sincère pour Cécile de Volanges, rôle interprété avec abnégation par Manuel Garcie-Kilian) confie la correspondance entre Merteuil et Valmont que ce dernier lui a confié avant de mourir dans l’espoir de triompher post mortem. Que devient cette correspondance ? Dans le roman, rien n’est dit. Dans le spectacle, madame de Rosemonde décide de garder ces lettres « comme un secret », de les emporter avec elle dans son « tombeau ». Ce qui nous renvoie à la « préface du rédacteur » du roman épistolaire disant avoir été chargé de mettre en ordre cette correspondance « par les personnes à qui elle était parvenue » et qui avaient « l’intention de la publier ». Qui ? Le mystère (factice bien entendu) ne fait que s’épaissir.
Autre ajout, par amplitude, le rôle du chasseur Azolan. En arrière-plan dans le roman, il intervient régulièrement dans le spectacle, tel un Sganarelle au service d’un Valmont-Don Juan, apportant une bouffée d’air plébéienne, et un côté farcesque porté par l’acteur Richard Sammut qui se régale et nous régale.
Des corps et des robes
Le plaisir que l’on a, en lisant le roman, à passer de lettre en
lettre serait fastidieux à reproduire tel quel sur une scène. Christine
Letailleur en garde cependant le parfum, plusieurs lettres sont lues. Et
elle déplace la position du lecteur à celle d’un spectateur dans une
complicité que Merteuil et Valmont entretiennent, de fait, avec lui. On
assiste à leur joutes oratoires sur fond d’amitié amoureuse et
d’orgueil, mais surtout on est témoin des stratagèmes qu’ils
échafaudent, des pièges qu’ils tendent et on assiste, complices, à
l’accomplissement de leurs forfaits, on suit pas à pas l’effondrement de
la jeune marquise de Tourvel, au retournement de la gracile Cécile de
Volanges, on observe en direct à l’amour qui touche enfin Valmont, et
conjointement on tutoie à vue la jalousie de Merteuil.Le roman se passe dans un espace dont la figuration non dite est laissée à l’appréciation du lecteur. Si Christine Letailleur a pris grand soin des costumes (beau travail signé Thibaut Welchlin) en les liant à l’époque car ils déterminent le rapport au corps, avec raison elle a voulu s’en tenir (avec son scénographe Emmanuel Clolus) à un décor neutre, fonctionnel (portes, escalier, ouvertures) dans ses formes et ses couleurs avec, furtivement l’adjonction d’un accessoire (sofa). Les couleurs vives sont celles des robes couvrant tout le corps, si bien que l’apparition d’un mollet ou d‘un dos nu provoquent comme des déflagrations.
Rennes, Théâtre national de Bretagne, jusqu’au 14 nov
Brest, Quartz, du 18 au 20 nov
La Rochelle, Coursive du 1er au 3 déc
Tarbes le Parvis, 14 et15 déc
Théâtre de Liège, du20 au 27 déc
Puis en 2016 : Théâtre National de Strasbourg, Sète, Le Mans, Saint Quentin-en-Yvelines, Cergy-Pontoise, Modène, Théâtre de la ville à Paris, Nice, Quimper
Le texte de l’adaptation est paru aux Editions les Solitaires intempestifs, 182p, 13€
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