dimanche 11 octobre 2015

Témoignage d’une collègue de Lettres classiques

 
Je viens de recevoir ce mail d'une amie. Je le retranscris ici intégralement. A moi aussi, les mots me manquent, à moi aussi les mots me restent en travers de la gorge, tandis que les larmes me montent aux yeux et la rage au coeur...
 
Nous sommes peut-être encore quelques-uns, au milieu de l'indifférence générale (mais combien et pour combien de temps ?), à souffrir dans notre chair, indiciblement, de cette défaite de l'esprit, de la mort intellectuelle et spirituelle d'un vieux pays, désormais sans monnaie et sans frontières, blessé à mort dans sa mémoire et dans sa culture, et nous nous effaçons du monde, comme disaient les vieux Romains, désespérés et impuissants - que faire devant tant de bêtise, de lâcheté et de renoncement ? -, tandis que se pavanent en pérorant les puissants du jour....
 
Notre culture et notre mémoire s'effacent inexorablement, comme des traces de pas sur le sable. Elle s'efface avec le complicité de fonctionnaires aux ordres, de philosophes ratés, d'idiots utiles, de faux naïfs, de vrais opportunistes, de syndicalistes vendus, de recteurs récompensés par des "primes", de ministres incultes (le ou la pire depuis Jérôme Carcopino), d'inspecteurs pédagogiques qui n'ont jamais enseigné, de chefs d'établissement serviles qui vendraient père et mère pour une miette de pouvoir, qui vendraient leur âme ou le peu qu'il en reste pour qu'un supérieur hiérarchique épingle au revers d'une veste neuve - et réversible - achetée pour l'occasion à la CAMIF, une médaille assortie d'une "prime"... Une prime pour services rendus à la barbarie ordinaire, à la montée de l'ignorance, à l'éradication de la mémoire.
 
J'ai consacré près de quarante années de ma vie à l'Ecole de la nation, avant de prendre ma retraite, blessé à mort, comme cette collègue, par l'évolution mortifère de que l'on n'appelle plus désormais l'Ecole de la République, mais le "système". Entendez la machine à broyer les esprits et les coeurs, la machine à produire des "consommateurs" sans mémoire, dociles, incultes et décervelés, entre niaiserie et barbarie ordinaire, la "fabrique du crétin", 'l'enseignement de l'ignorance"...
 
Ce pays va-t-il enfin se réveiller... Le cri de Cicéron trouvera-t-il un jour un écho ?
 
"Quousque tandem abutere patientiam nostram..." (« Jusqu'à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? »)
 

 
"Aujourd’hui, j’ai mal. Je me sens vide. Vidée. Lessivée. Inutile.
Je ne contrôle plus cette angoisse jusque là sourde. Elle déborde et obscurcit chacune de mes nuits, chacune des minutes que je ne passe pas à m’affairer à ce quotidien professionnel qui ronge ma vie comme un chancre.
Cet après-midi, j’aurais pu rentrer chez moi à 14h, gagner la plage de liberté encore laissée à mon emploi du temps dans ce raz-de-marée de réunions toutes plus vaines et ronflantes les unes que les autres… et je n’ai quitté le collège qu’à 16h45.
La principale veut que nous lui remettions nos projets pour l’Accompagnement personnalisé pour le 3 novembre, jour de la première vague de formation. Elle veut aussi que nous lui remettions nos projets d’EPI pour le mardi 17 novembre, jour où nous les présenterons en réunion de 12h45 à 14h.
Alors il faut faire une réunion d’équipe disciplinaire, forcément. Il faut que l’on sache si nous avons une position commune, et si oui, laquelle.
Va-t-on céder des heures de français pour faire de l’AP ?
Va-t-on céder des heures de français pour qu’un EPI Langues et Cultures de l’Antiquité puisse être mis en place ?
Ou va-t-on refuser collectivement de le faire, laissant la principale trancher, et lui laissant le champ large pour participer à la mise à mort des langues anciennes, et surtout du grec, ce truc qui depuis 5 ans qu’elle travaille dans notre collège, lui complique la vie, ampute sa DHG de quelques heures pour des élèves qui “ont déjà tout” ?
Je suis la coordonnatrice de l’équipe de Lettres, c’est donc à moi que revient la tâche de consulter les emplois du temps de mes collègues pour trouver un moment de rencontre possible, à moi que revient la tâche d’expliquer le but de la réunion, de veiller à ce que chacun ait les infos nécessaires, et de faire remonter les décisions de l’équipe.
C’est à moi que revient , potentiellement, la responsabilité de dire à la Principale que non, nous refusons de proposer un quelconque EPI, condamnant de fait l’enseignement des langues anciennes à disparaître totalement de notre collège.
A moi que revient, potentiellement, la responsabilité d’abandonner latin et grec au coutelas funeste de la Réforme.
A moi, professeur de Lettres Classiques.
A moi, qui depuis l’âge des premiers mots écrits et lus, des premiers contes écoutés et réclamés, ai consacré mes heures de lectures, mes loisirs, mes études, mes rêves, à la découverte et au partage des trésors des cultures antiques.
On me demande, que je propose un EPI ou que je m’y refuse, de sacrifier sur l’autel de la réforme du collège ce à quoi j’ai consacré ma vie professionnelle et une grande partie de ma vie intellectuelle.
Et j’en crève.
Et je sais qu’aucune intervention divine ne soustraira mes deux matières de coeur au coup mortel que la Ministre a décidé de leur porter un beau jour de février 2015.
Aujourd’hui, j’ai laissé cette angoisse jusque là sourde éclater en salle des professeurs.
Devant les emplois du temps des professeurs de Lettres, les larmes m’ont surprise, ont coulé, ma gorge s’est serrée, écrasant dans un sanglot la question banale que je posais sur la possibilité d’organiser une réunion avec mes collègues.
Cette réunion, c’est la goutte de trop. C’est l’étape ultime, celle que je ne peux atteindre, celle que mon coeur, mon corps m’interdisent d’accomplir.
Les larmes ont coulé.
Les larmes ont parlé. Les larmes ont crié. Autour, les échanges anodins se sont tus. Oubliés le carnet de correspondance de tel élève, le devoir non-rendu de tel autre, l’orage qui gronde dehors…
Mes larmes ont éclaboussé la salle des profs de leur réalité crue : chaque jour qui passe assassine un peu plus le professeur de Lettres Classiques que je suis, et plus rien ne peut contenir, plus rien ne peut cacher l’hémorragie de cette mort à réussite savamment différée par le Ministère.
J’ai mon grec à nu, j’ai mon latin à vif.
Je ne peux plus passer la porte de ma salle de classe sans penser que c’est la dernière fois que j’étudie ce texte latin ou grec avec eux.
Je ne peux plus regarder les manuels en préparant mes cours de latin ou grec sans penser que je n’aurai plus de raison de les utiliser l’an prochain.
Je ne peux plus expliquer à mes élèves que je veux garder un peu de mystère et ne leur parlerai de Jules César que l’année prochaine.
Je ne peux plus dire à mes élèves de 4e, en effaçant le tableau après un cours de grec : “Regardez comme cette écriture est gracieuse… Petits veinards ! Vous pourrez l’apprendre l’année prochaine !”.
Je ne peux plus flâner dans une librairie en me réjouissant d’avoir trouvé le livre parfait pour parler de l’histoire des sciences antiques à mes élèves.
Je ne peux plus guider la main de l’élève qui, studieusement, tire la langue en tentant de tracer pour la 12e fois le Zêta parfait sans sentir un pincement au coeur devant ce geste millénaire.
Je ne peux plus entendre un élève déclamer, avec conviction : “Quo usque tandem abutere, Catilina, patientia nostra ?” sans avoir envie de hurler de colère avec lui.
Je ne peux plus prendre en riant les remarques de mes collègues qui me disent que je me prépare avec sérieux à la réforme du collège quand je constate, dépitée, que j’ai oublié chez moi le cours de latin de 3e, dix minutes avant de retrouver mes élèves.
Je ne peux plus dire à des élèves que je suis Professeur de Lettres Classiques sans penser que c’est la dernière année que cela a du sens pour eux, et pour moi.
Je perds mon humour, je perds mon énergie, je perds ma motivation, je perds ma flamme, celle qui de cap en cap a brillé de l’Antiquité jusqu’à nous, jusqu’à moi, jusqu’à eux.
Pire, je perds ma mémoire.
Je perds mes mots.
Je perds les mots qui me servaient à transmettre leur mémoire.
Je ne suis pourtant pas malade.
Je m’efface malgré moi.
La béance qui croît chaque jour en moi m’absorbe douloureusement.
On m’efface malgré moi.
J’aurai été Professeur de Lettres Classiques."

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