samedi 31 octobre 2015

Ecrivain, philosophe ou historien ? Foucault en 3D dans la Pléiade

L'auteur de "Surveiller et punir" entre dans la Pléiade. Mais quel Foucault ? Retour sur l'oeuvre de cet auteur triple face qui disait "écrire pour ne plus avoir de visage". Par Frédéric Gros.

Michel Foucault (Sipa/Montage : DR)Michel Foucault (Sipa/Montage : DR)
La philosophie n’est pas très représentée dans la collection de la Pléiade. La philosophie française encore moins: la pensée du XXe siècle s'y résume à Alain, Camus et Lévi-Strauss. Aucun texte théoriques de Sartre ne figure au catalogue, et rien non plus des grandes figures de la «French theory»: Barthes, Deleuze, Derrida, Bourdieu. Crainte du subversif ?
L’entrée de Michel Foucault dans le saint des saints de la littérature française, 31 ans après sa mort, est donc une bonne nouvelle pour ceux qui croient que la théorie est aussi importante que le roman. Ce jeudi 5 novembre 2015 sortent ainsi deux volumes, qui reprennent l’ensemble des livres publiés de son vivant par Foucault, depuis «l’Histoire de la folie à l’âge classique» jusqu’au «Souci de soi», le tome 3 de «l’Histoire de la sexualité».
«Michel Foucault n’a pas inventé une nouvelle philosophie : il a inventé une nouvelle manière de faire de la philosophie», déclare dès la première ligne de son introduction le chercheur Frédéric Gros, qui a dirigé cette publication. En exclusivité, BibliObs publie un long passage de cette préface, où Gros se demande si l’auteur de «Surveiller et Punir» est un écrivain, un philosophe ou un historien. (Réponse : les trois, bien sûr.)
E. A.

Foucault 1 : l'écrivain 

Les livres de Foucault sont certes des ouvrages «savants», complexes, des études historiques sans concessions, saturées de références et de citations, parfois difficiles, mais toujours parcourus par une écriture tendue et belle. Foucault s’inscrit dans cette tradition française qui en philosophie (de Descartes à Merleau-Ponty) comme en histoire (de Michelet à Duby) demeure définitivement attachée au «beau style», limpide, précis, élégant.
À cette exigence Foucault a pu ajouter — un temps seulement — la touche littéraire de l’époque, celle de la revue «Tel Quel», de Bataille ou de Klossowski, particulièrement dans ses articles pour «Critique»: un style étincelant, un peu ésotérique, recherchant même parfois la pirouette et l’effet.
Foucault adoptera définitivement un style plus concis, plus percutant et moins métaphorique dans «Surveiller et punir» — mais, en 1969, «L’Archéologie du savoir» avait rompu déjà avec la prose brillante des «Mots et les Choses». C’est qu’alors il entend provoquer plus que séduire, déranger plus qu’éblouir et souhaite s’adresser à un public moins académique, plus large. Les deux derniers livres, corrigés à l’approche de sa mort («L’Usage des plaisirs» et «Le Souci de soi»), surprendront presque, désarmeront par une écriture d’une extrême sobriété, presque blanche, ascétique, refusant cette fois tout effet de style.
Le travail d’écriture n’est jamais pour Foucault un simple jeu rhétorique, une question d’apparat, de mise en forme soignée ou retorse de thèses, d’idées qu’il détiendrait par-devers soi et dont il faudrait parfaire la présentation. L’écriture a constitué d’abord pour ce lecteur de Blanchot un exercice, une discipline physique, une ascèse journalière. Foucault écrit à la main; inlassablement, il couvre des centaines, des milliers de feuilles de format A4 d’une écriture fine, régulière et rapide.
Et surtout il récrit plusieurs fois (et souvent hors de France: «Histoire de la folie» en Pologne, «Les Mots et les Choses» au Brésil, «L’Usage des plaisirs» et «Le Souci de soi» en Californie), selon une technique complexe, des chapitres complets, le livre entier, à la main toujours. Une fois l’ouvrage paru, Foucault prenait soin de détruire la dernière version de son manuscrit, conservant simplement, dans des dossiers impeccablement classés, les notes de lecture dont il pourrait faire usage pour un autre livre.
L’écriture, une épreuve secrète pour Foucault
L’écriture est encore le lieu d’une épreuve plus secrète, une joie sourde mêlée d’angoisse. À la Bibliothèque nationale, sentant la masse colossale des archives le traverser et l’envelopper, il fait l’expérience de ce qu’il nomme un «langage infini». C’est en lisant et en recopiant des fragments, réordonnés dans une architecture originale et complexe, de dissertations de grammaire ou de traités d’économie, de vieux livres de médecine ou d’ouvrages de botanique, qu’il se sent le contemporain immédiat de Borges, Beckett ou Pinget. Il en fera le constat dans «L’Archéologie du savoir» (son livre le plus aride, mais qui touchait au cœur de son expérience de lecteur): la lecture de ces centaines de volumes finit par inspirer une expérience, celle de la masse d’un plan discursif unique, océanique.
On a beau se rassurer en agitant les concepts d’«auteur» ou d’«œuvre», les mots ne se replient ni sur des objets extérieurs qu’ils s’attacheraient simplement à décrire, ni sur des sujets intérieurs dont ils seraient l’expression partageable. Ils ne sont pas des transparences, ils nourrissent la densité insondable d’un Discours inquiétant, inhumain; «dehors» indéfini, ils dessinent un plan qui constitue pour le lecteur-écrivain un«beau danger»: abandon délicieux et un peu angoissant de son identité disloquée par le torrent sans fin des mots des autres.
“J’écris, disait Foucault, pour ne plus avoir de visage”»
Dans ses livres, tellement informés, nourris de références, il ne s’agit jamais de simplement consigner des connaissances acquises, d’établir par recoupement des énoncés solides: le travail de recherche est mis au service de démonstrations ambitieuses et témoigne surtout de la puissance d’une expérience de lecture reconduite, approfondie, détournée par l’écriture. Foucault prend le risque d’indiquer, aux marges (mais peut-être même au centre) de son écriture, une région où l’érudition n’est qu’un prétexte à nourrir une logorrhée indéfinie, où le langage parle tout seul.
Foucault a décidément contribué à la mystique de l’archive. Mais au-delà même du plaisir d’écrire, en se sentant entraîné, jusqu’à l’emportement, par les livres des autres, il y a aussi la joie pure des rencontres: trouvaille de fulgurances inattendues dans des textes inconnus qui désarment l’étude, où se laisse entrevoir l’intensité sans rhétorique de destins singuliers qui n’existent plus qu’à travers ces traces d’encre.
L’expérience littéraire du texte «mineur», sidérant par sa rugosité, conduit même Foucault à délaisser dans les années 1970 les références littéraires prestigieuses pour faire l’éloge du récit qui met en jeu et à l’épreuve une existence, en révèle l’énergie, et qu’il s’agit surtout de donner à lire à l’état brut: mémoires de Pierre Rivière et d’Herculine Barbin, ou lettres de cachet.

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