mardi 3 novembre 2015

Le prix Goncourt 2015 couronne Mathias Enard

C'est pour "Boussole".

Mathias Enard. (©Joël Saget/AFP)Mathias Enard. (©Joël Saget/AFP)

Parmi les finalistes du prix Goncourt, on ne trouve pas toujours que des excellents romans. Cette année, il y en avait deux, qui sortaient franchement du lot saisonnier par leur ampleur, leur intelligence, le puissant raffinement de leurs compositions, et leurs façons d'éclairer les terribles questions qui déchirent notre monde post-colonial en les ancrant dans une histoire longue.
Ces deux romans, c'étaient «les Prépondérants» d'Hédi Kaddour (Gallimard), et «Boussole» de Mathias Enard (Actes Sud). Le premier était de facture globalement classique (grande narration polyphonique à la troisième personne), et le second plus moderniste (long soliloque sinueux d'un narrateur insomniaque). Tous deux étaient passionnants. En gros, on aurait été juré Goncourt, on aurait été bien embêté pour les départager.
Les jurés Goncourt ont pourtant fini par choisir, avant de passer à table chez Drouant. Et ils ont choisi le plus moderniste: Mathias Enard, par six voix au premier tour contre deux à Tobie Nathan et une à Hédi Kaddour (manifestement victime de son demi-succès, la semaine passée, au Grand Prix du Roman de l'Académie française).
C'est un beau choix, assez gonflé parce que «Boussole» n'est pas le roman plus facile à lire de l'année; mais parfaitement légitime si l'on se souvient que le testament des Goncourt invitait à donner le prix «aux tentatives nouvelles et hardies de la pensée et de la forme»

De "Zone" à "Boussole"

Dans ce domaine-là, Mathias Enard, 43 ans cette année, a en effet de la hardiesse à revendre depuis un bon moment déjà. Ce membre du collectif inculte est de ces auteurs qui construisent leur oeuvre sans trop se soucier des modes, mais qui, peu à peu, finissent par trouver leur public. Et qui n'a sans doute pas fini de le trouver, si l'on en croit les mots avec lesquels Bernard Pivot a expliqué le vote des Goncourt :  
Dans vingt ans, je ne serai plus là pour voir ça, mais Enard sera un candidat parfait pour le Nobel. Il a le profil adéquat, la culture, et parle plusieurs langues. 
Lauréat du Goncourt des Lycéens 2010 avec le petit «Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants», l'auteur de «Rue des voleurs» (2012) avait surtout frappé les esprits avec «Zone», ce fiévreux monologue ferroviaire qui, en 2008, faisait le tour de toutes les atrocités commises par les hommes sur le pourtour méditerranéen: le roman lui avait valu de décrocher le prix Décembre, le prix du Livre Inter, puis d'être applaudi aux Etats-Unis où, dit-on, Francis Ford Coppola rêve de l'adapter un jour au cinéma. 
Cette fois avec «Boussole», qu'il médite depuis une dizaine d'années, il semble en partie revenu à la formule de «Zone»: un personnage qui rumine le passé, dans un chaos bourré de digressions, traversé de volutes d'opium, mais très savamment orchestré. Cette formule-là lui va bien. On passe ici de Palmyre à Téhéran, de Paris à Istanbul, et de Balzac à Beethoven. On perd le nord à chaque page ou presque, pour trouver le point cardinal qui aimante l'ensemble: ce point, c'est l'est. 
« Boussole » est en effet, peut-être avant tout, une copieuse méditation sur l'orientalisme, sur la fascination qu'a exercé le monde arabo-musulman sur des générations d'artistes et d'intellectuels depuis l'époque romantique, et donc sur l'impossibilité qu'il y aurait à établir, aujourd'hui, une frontière entre l'Orient et l'Occident. Enard, qui a vécu une dizaine d'années en Syrie, au Liban et en Iran, sait un peu de quoi il parle. 
Et par les temps qui courent, au moment où les crispations identitaires se font la courte échelle de tous les côtés, l'idée centrale de son roman ne fait pas de mal.

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