jeudi 12 novembre 2015

Barthes, l’hyper texte

Philosophie: Barthes, l’hyper texte 
 
Par Clément Ghys —LIBERATION 
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Entre colloques et parutions, le penseur français qui aurait eu 100 ans reste un modèle qui dépasse le monde universitaire.

Ce jeudi, Roland Barthes, mort en mars 1980, aurait eu cent ans. Qui ne parle pas de lui ces temps-ci ? Personne. A son sujet, se multiplient colloques et parutions. Surtout, qui ne l’évoque pas comme une sorte de modèle ? Alors que le penseur se retrouvait, de son vivant, pris dans des querelles intellectuelles, il est aujourd’hui comme hors du débat. Barthes, c’est un peu Newton : on peut difficilement être contre. Tout le monde le cite en modèle d’intellectuel français, jusqu’à Nicolas Sarkozy qui, lorsqu’il remit la Légion d’honneur à Julia Kristeva évoqua son amitié avec le sémiologue. Sauf que le président prononça le «s» de Barthes, comme le nom d’un joueur de foot ou d’un animateur télé, déclenchant l’hilarité de Philippe Sollers dans la salle.
La mort de cette figure douce et majeure a inspiré la Septième Fonction du langage (Grasset), roman de Laurent Binet sorti en septembre et fausse enquête où se croisent les acteurs principaux de la pensée de l’époque. L’auteur de 43 ans voit en lui «une figure devenue totémique. On a beaucoup parlé du poids de Foucault ou de Derrida aux Etats-Unis, mais en France, Barthes a un rôle capital. Son triomphe contre ceux qui l’attaquaient est total». Aussi, la force de sa pensée serait d’avoir dépassé les frontières du microcosme universitaire : «On est comme Monsieur Jourdain, tout le monde fait du Barthes sans le savoir. Il ne se passe pas une semaine sans que sa grille de lecture du monde soit utile, et utilisée. Selfie, smartphone, tout peut se lire avec sa méthodologie», précise l’écrivain.
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Selon le philosophe Mathieu Potte-Bonneville, «il y a chez lui une telle pensée de l’hypertextualité, des différents régimes de signes, qu’il nous aide à comprendre le contemporain, Internet, etc. Nous sommes dans une société mixte, un monde d’images en pleine circulation.» A l’Institut Français, où il est responsable du pôle «Idées et Savoirs», Mathieu Potte-Bonneville est de ceux à l’initiative de Barthes.vision, une plateforme internet lancée en avril. Comme Instagram, le site présente des nuées d’images, envoyées par des internautes du monde entier appelés à réagir visuellement à une quinzaine de citations de Barthes. A la fameuse phrase «Ce que la photographie reproduit à l’infini n’a lieu qu’une fois», correspondent des couchers de soleil, des oiseaux qui s’envolent, des enfants qui jouent, avec des hashtags comme sur les réseaux sociaux. De même pour «le mur appelle irrésistiblement la trace des songes profonds, des agressions ou des caresses intimes» ou autres extraits de ses livres. Depuis le lancement de Barthes.vision, plus de 5 000 photos ont été publiées. Potte-Bonneville : «C’est frappant de constater que les internautes ont envoyé des images soignées, très posées, et très peu de photos volées.» Comme si Barthes imposait une forme d’élégance.
C’est aussi, en plus de la bibliographie, ce qui reste du penseur : une attitude, un détachement, une allure qui se résume à quelques signes distinctifs (la veste en tweed, la voix douce, le regard clair…). Au fond, Barthes est devenu comme le bifteck-frites ou la DS, une mythologie. S’attacher à ce qu’il y a de plus saillant et léger chez lui, ce n’est pas le renier, c’est accompagner cette hypersensibilité à tout ce qui affleure des choses. Laurent Binet : «Chez lui, le ton n’est jamais polémique, toujours technique, un mélange de rigueur et d’inventivité. D’où la référence que je fais à Sherlock Holmes dans mon livre». Barthes impose une déduction. En septembre, voilà qu’il est lui-même devenu un objet d’une (relative) traque de détective. Les éditions du Seuil ont lancé un appel public «à la recherche de l’enregistrement sonore de la dernière leçon que Roland Barthes donna au Collège de France, le 23 février 1980». Grâce à un ancien étudiant, le cours retrouvé a été inclus dans la dernière édition de la Préparation du roman, sorti fin octobre.
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Roland Barthes aimait Stendhal, comme nombre de personnes, et voilà que sa figure, trente-cinq ans après sa mort est l’objet d’une cristallisation telle qu’étudiée par l’auteur du Rouge et le noir. Une sorte de culte barthien contemporain. Dans le Roman du mariage, de manière hilarante, Jeffrey Eugenides mettait en scène une jeune fille en plein chagrin d’amour qui ne sortait pas de son lit et ne lâchait pas son exemplaire de Fragments d’un discours amoureux. Début 2015, la marque Hermès a lancé un carré en hommage au livre, reproduisant sur la soie la structure visuelle de l’essai paru en 1977, comme un fétichisme absolu.
C’est que Barthes ne nous a pas seulement enseigné comment voir, il nous a aussi appris à regarder, et donc à aimer. Il y a quelques jours, la Poste a sorti un timbre à son effigie. En haut de l’enveloppe, le visage crayonné du penseur est un parrain idéal pour les déclarations d’amour. Même si plus grand monde n’écrit ses missives enflammées sur papier.
Colloque international «Avec Roland Barthes» au Collège de France les 12 et 13 novembre. Sous la direction d’Antoine Compagnon, d’Éric Marty et Philippe Roger.

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