Ils avaient fière allure, dans cet Apostrophes fondateur en mai 1977. Le verbe simple et coupant, le cheveu long et soyeux, une allure de jeunes premiers insolents, ils attiraient la lumière sous l’œil ravi du grand maître des cérémonies Bernard Pivot. Sartre était debout sur un tonneau ; ils étaient assis dans un studio : ce fut tout aussi efficace. Les «nouveaux philosophes», dont Glucksmann était l’aîné, Maurice Clavel le mentor et Bernard-Henri Lévy le coryphée, faisaient leur entrée fracassante sur la scène intellectuelle qui devenait une scène médiatique.
Nouveaux philosophes, mais aussi nouveaux politiques… Il faut se replacer dans le contexte de cette époque où le marxisme restait, en dépit de Soljenitsyne, la grande référence d’une partie de la gauche. Le Parti communiste représentait un électeur sur cinq, tenait la CGT et conservait dans la vie des idées une influence que Mai 68 avait seulement commencé d’ébranler. C’était entendu, le goulag était une réalité, tardivement admise, même par Althusser – incroyable cécité de ceux qui se donnaient comme mission de penser le monde – mais c’était, pour les défenseurs de la foi, un avatar du «mode de production asiatique», selon le terme piqué à Marx. Le système stalinien était un accident de l’Histoire, l’expression d’un archaïsme russe, une déviation monstrueuse dans un mouvement historique de progrès et de révolution, une boursouflure répressive qui laissait intactes les tables de la loi.
Arrivent ces jeunes gens venus du gauchisme, souvent acteurs plus ou moins actifs de 68. Et patatras ! Contre les bonzes du Parti et les burgraves de la vieille gauche, ils expliquent que le ver est dans le fruit marxiste, que la pensée «scientifique», hégélienne ou platonicienne propre à l’Occident, qui a débouché sur le «matérialisme historique», dogme absolu de la gauche marxiste, est la vraie coupable. Horreur et abomination, enfer et damnation !

Destin acrobatique

Sur le plan philosophique, la thèse n’est guère bouleversante. Les critiques du communisme, du mar­xisme, de la pensée occidentale trop impérieuse, étaient déjà légion, même à gauche. Mais cette fois le fer était porté, non par des barbons sentencieux ou des intellos du Figaro (il y en avait une tripotée, contrairement à ce qu’on croit, dominés par la figure tutélaire de Raymond Aron), mais par de jeunes essayistes au look d’acteurs, qui ressemblaient, par la grâce de la mode, chevelures abondantes et cols ouverts, aux romantiques de la bataille d’Hernani et des Trois Glorieuses. Un tir de barrage nourri, celui déclenché par Pierre Bourdieu, notamment, n’y fit pas grand-chose. Occupant les studios et les magazines comme on occupait naguère les usines, les «nouveaux philosophes» ont fait tomber en France les idoles marxistes minées par l’effroyable échec du «socialisme réel». Seul Alain Badiou survit, bizarrement redécouvert par des journalistes sans mémoire.
Dans ce juste combat contre le totalitarisme, Glucksmann était l’un des plus articulés, même si BHL était le vrai animateur de l’affaire, actif comme un colonel d’empire qui serait passé à l’école d’Andy Warhol.
Fils de militants juifs communistes, agrégé de philosophie en 1961, assistant de Raymond Aron, André Glucksmann évolue d’abord à l’extrême gauche. Il appelle à la révolution européenne, qualifie les communistes de «révisionnistes» parce qu’il les trouve tièdes et quasi sociaux-démocrates. Il dénonce «le fascisme» au pouvoir en France, ce qui n’était pas une grande preuve de lucidité politique face à un régime certes un peu autoritaire mais néanmoins démocratique, dont les principaux responsables avaient risqué leur vie dans la Résistance ou la France libre, contre le fascisme, justement. Il rejoint les maoïstes de la Gauche prolétarienne, thuriféraires intransigeants de la Révolution culturelle, l’une des calamités déchaînées par Mao contre son peuple. Le bon sens n’était pas à cette époque la chose la mieux partagée à gauche…
Puis soudain c’est le chemin de Damas. Après avoir fustigé la gauche démocratique pour son réformisme, il la fustige d’une position symétrique et opposée pour sa complicité avec le communisme. Acrobatique destin d’un certain gauchisme trop sûr de lui-même… Dans la Cuisinière et le Mangeur d’hommes puis les Maîtres penseurs, deux livres brillants et importants, Glucksmann mène une charge historique et philosophique violente contre le stalinisme, le léninisme, le marxisme et le socialisme. Comme Bernard-Henri Lévy attaque sur une autre aile mais dans la même direction, les deux chevau-légers, coupe au bol pour l’un, chemise blanche pour l’autre, deviennent les bêtes noires d’une certaine gauche tout en agaçant la droite qui se voit soudain disputer le monopole de l’anticommunisme.

Procureur de Poutine

C’est l’essor de la gauche antitotalitaire, qui redécouvre – longtemps après les socialistes et les républicains – la pertinence essentielle de la philosophie des droits de l’homme et la nécessité de fonder l’ordre politique sur le respect scrupuleux des libertés individuelles. Dans un geste symbolique lui aussi décisif, Glucksmann horrifié par le sort des boat people qui fuient la dictature instaurée par le Parti communiste au Sud-Viêtnam à la suite du départ des Américains, réunit dans la même délégation Sartre et Aron, qui vont à l’Elysée un jour de 1979 demander un secours pour les malheureux réfugiés qui se noient en mer de Chine. Les deux «petits camarades» de Normale Sup, grands intellectuels de l’après-guerre, le conservateur bon teint et le révolutionnaire métaphysique, se retrouvent ainsi associés pour la cause des droits de l’homme.
C’est désormais la seule boussole de Glucksmann, qui conjugue toute sa vie militantisme et réflexion philosophique. Bon connaisseur de la Russie, il s’engagera en faveur des indépendantistes tchétchènes en butte aux exactions de l’armée russe et deviendra le procureur infatigable de Vladimir Poutine. Mais ces justes combats sont vite teintés d’atlantisme rigide. Avec ce systématisme sans doute hérité des années gauchistes, Glucksmann pousse l’antitotalitarisme jusqu’à son extrémité en soutenant systématiquement la politique américaine, même dans ses errements les plus criants. Partisan de mener la guerre froide après la guerre froide, il est reaganien en politique étrangère et, sur le tard, sarkozyste en politique intérieure. Membre du «groupe de l’Oratoire», parrain de la revue le Nouveau monde, il se rallie assez platement aux vues interventionnistes des néoconservateurs américains. Il encourage une intervention militaire américaine tous azimuts, qu’il croit un peu naïvement animée par le seul souci des droits de l’homme, même dans la seconde guerre d’Irak qui se solde par un fiasco historique. Logique avec lui-même, il se sépare de Nicolas Sarkozy quand le président français se rapproche de Poutine.

Brio oratoire

C’est la grande qualité de Glucksmann : sa sincérité, même dans l’erreur, servie par un brio oratoire ­incontestable et une grande intelligence. Dans la conversion antigauche, il est allé beaucoup trop loin, jusqu’à se faire l’avocat de George Bush. Mais dans ses embardées mêmes, il s’est toujours placé du côté de la liberté
Laurent Joffrin Directeur de la publication de Libération