On lit moins qu’autrefois la Comtesse de Ségur, comme le rappelait cette semaine cet
article de Libé autour de la sortie du film
les Malheurs de Sophie, de Christophe Honoré. Comment expliquer une telle désaffection de l’auteure des
Petites filles modèles ?
Peut-être justement à cause de ce titre un brin trompeur, qui fleure
bon le temps des diligences et la France sous naphtaline. Peut-être
aussi à cause de ses héroïnes totémiques, Nunuche-Camille et
Tartouille-Madeleine, deux sœurs si agaçantes de perfection et de
désuétude, et leur attitude
so
Cyrillus-Les-Triplés-proto-Manif-pour-Tous. Histoire d’enfoncer le clou,
la mode enfantine nous propose de temps à autre des séries de photos
mettant en scène les «nouvelles petites filles modèles» : généralement
il s’agit de montrer deux gamines posant en col Claudine et en robe
pastel dans un sfumato photographique très David Hamilton – l’érotisme
en moins –, histoire d’entretenir encore et encore le mythe de la
Comtesse, auteure pour mémères corsetées prenant le thé dans un jardin
normand sur des chaises inconfortables.
Livre de recettes datant de 1995 et surfant sur le marketing tarte des «Petites Filles modèles».
Pourtant, l’œuvre de la Comtesse présente bien plus d’aspérités qu’il
n’y paraît. Il y a du sadisme, de la violence, des regrets, des désirs
enfouis, des fantasmes ; on trouve aussi parfois, dans l’écriture de
cette véritable femme de lettres, à la plume maîtrisée et alerte à la
fois, des accents naturalistes assez troublants, loin de l’image de
fabuliste Mère-la-Morale qu’on a lui collée. Il y a même une formidable
histoire de revenant dans
les Vacances (1858), où elle flirte avec le gothique.
Comme son œuvre, sa vie est loin d’être lisse. Sophie Rostopchine est
née en 1799 à Saint-Pétersbourg. Elle est la fille de Fiodor
Rostopchine, gouverneur de Moscou, exilé de Russie après avoir mis le
feu à la ville le 14 septembre 1812 – ceci afin d’arrêter Napoléon en
pleine campagne de Russie (le fameux coup de «la terre brûlée»). Léon
Tolstoï, vaguement apparenté à la Comtesse via la tante maternelle de
cette dernière (le monde est petit), taillera en pièces ce père imposant
dans
Guerre et paix :
«Rostopchine, homme ardent, sanguin, qui avait toujours évolué
dans les hautes sphères de l’administration, n’avait, bien qu’animé de
sentiments patriotiques, pas la moindre idée de ce peuple qu’il croyait
gouverner. […] Toute son activité zélée et énergique, toute son activité
n’était tendue qu’à éveiller dans la population le sentiment qu’il
éprouvait lui-même : la haine patriotique des Français et de la
confiance en soi».
«J’ai vu comme une aurore boréale»
Quoi qu’il en soit, cet événement apocalyptique marquera durablement l’esprit de la comtesse.
«J’ai vu comme une aurore boréale dans la ville»,
écrira-t-elle plus tard, ne cessant de remuer le souvenir incandescent
de cette nuit où Moscou vit rouge. Il y a de fait plusieurs scènes
d’incendie dans ses livres, dans
François Le Bossu,
les Nouveaux contes de fées ou
Mémoires d’un âne,
par exemple, où le héros, Cadichon (un âne, donc) raconte qu’il est
pris par les flammes, dans des pages qu’on peut qualifier de haletantes :
«Un soir que je commençais à m’endormir, je fus réveillé par des
cris : Au feu ! Inquiet, effrayé, je cherchai à me débarrasser de la
courroie qui me retenait ; mais, j’eus beau tirer, me rouler à terre, la
maudite courroie ne cassait pas. J’eus enfin l’heureuse idée de la
couper avec mes dents : j’y parvins après quelques efforts. La lueur de
l’incendie éclairait ma pauvre écurie ; les cris, le bruit augmentaient ;
j’entendais les lamentations des domestiques, le craquement des murs,
des planchers qui s’écroulaient, le ronflement des flammes ; la fumée
pénétrait déjà dans mon écurie, et personne ne songeait à moi ; personne
n’avait la charitable pensée d’ouvrir seulement ma porte pour me faire
échapper. Les flammes augmentaient de violence ; je sentais une chaleur
incommode qui commençait à me suffoquer.» (Spoiler : Cadichon s’en sort).
La suite de la vie de la comtesse est plus calme. Voire ennuyeuse comme un jour sans soleil.
«Voilà comment je me représente la première partie de la vie de Sophie», écrit la romancière Marie Desplechin dans un recueil évoquant la figure de la comtesse,
L’une et l’autre. «
Des
éveils éblouissants d’une enfance russe à l’érosion lancinante d’une
jeunesse française. Toutes ces années, tout ce chemin pour arriver là.
Trente-six ans, les jeux sont faits. La vie est passée, elle s’est
transmise à ses enfants. Mais elle ?»
Car à 20 ans, Sophie épouse le comte Eugène de Ségur. C’est un
mariage arrangé et Eugène s’avère rapidement être un type volage et
inconstant qui, grand classique, la trompe avec la bonne. Retirée dans
un château normand qu’elle a acheté, Les Nouettes, elle écrit sur le
tard, la cinquantaine bien tassée, officiellement pour faire plaisir à
ses petits-enfants, principaux dédicataires de ses œuvres.
Les voici, ces enfants, dont les prénoms peupleront ses fictions. Il y
a Camille et Madeleine de Fleurville, deux petites filles horripilantes
de bonté. Dans
les Vacances (1858), les deux sœurs interrogent
leur mère au sujet de Jeannette, une prolo effrontée qui a eu
l’outrecuidance de commettre un vol. Camille à sa mère pose cette
affligeante question :
«Mais comment osait-elle aller à l’église et
au catéchisme ? Comment ne craignait-elle pas que le bon Dieu ne la
punît de sa méchanceté ?»
Sophie massacre sa poupée et mutile des poissons
Mais peu importe, au fond ; car Camille et Madeleine ne sont,
finalement, que les faire-valoir de la véritable héroïne des histoires
de la comtesse, c’est-à-dire Sophie, son homonyme et alter ego. Oui, la
Sophie de Réan de la Comtesse de Ségur, c’est la Jo March de Louisa May
Alcott, la Claude d’Enid Blyton, voire la Claudine de Colette. L’héroïne
de la vie fantasmée de Sophie de Ségur.
Sophie est intéressante car elle est gourmande, égoïste, colérique,
vive, menteuse, voleuse, gentille, maladroite. Si humaine. Elle perturbe
l’ordre moral et social de la vie bien rangée de ses cousines de
Fleurville. Lors d’une partie de cache-cache dans
les Vacances, elle est, naturellement, la seule qu’on ne trouve pas. Et pour cause, elle a réussi à se cacher
dans
un arbre, dans la cavité duquel elle est tombée ; elle manque de
s’étouffer. Si la scène n’était pas un tantinet angoissante, elle
pourrait être comique.
«Sophie, chère Sophie, cria Camille,
où es-tu ? Sur quel arbre ? Nous ne te voyons pas.
SOPHIE,
d’une voix étouffée.
Je suis tombée dans l’arbre qui était creux ; j’étouffe ; je vais mourir si vous ne me tirez pas de là.»
Par ailleurs Sophie massacre sa poupée, découpe des poissons rouges
vivants, fait boire de l’eau de la gamelle du chien à ses copines pour
le thé, se bousille les chaussures dans de la chaux… La voici, par
exemple, en train de s’enfiler une boîte de fruits confits dans
les Malheurs de Sophie.
«J’ai une bonne idée : si je grignotais un tout petit morceau de
chaque fruit, je saurais le goût qu’ils ont tous, je saurais lequel est
le meilleur, et personne ne verrait rien, parce que j’en mordrais si peu
que cela ne paraîtrait pas.»
Et Sophie mordille un morceau d’angélique, puis un abricot, puis une
prune, puis une noix, puis une poire, puis du cédrat, mais elle ne se
décide pas plus qu’avant.
«Il faut recommencer», dit-elle.
Elle recommence à grignoter, et recommence tant de fois, qu’il ne
reste presque plus rien dans la boîte. Elle s’en aperçoit enfin ; la
frayeur la prend».
Une scène de sévices digne de Sade
Autres temps, autres mœurs en matière d’éducation. Chez la Comtesse,
il y a des fessées, des coups de fouet, des soufflets, des punitions en
pagaille. Elle semble prendre un plaisir troublant à décrire des scènes
de sévices corporels – même si c’est encore mieux quand le méchant est
puni, morale chrétienne oblige. Dans
le Général Dourakine (1863),
la crapule de l’histoire, l’horrible Madame Papofski, subit des
outrages aux accents sadiens. L’artiste Christophe Fiat, auteur de
la très belle évocation biographique
la Comtesse (Naïve Essais, 2014), évoquant cette scène, écrit même :
«Ici, on jouit avec l’oreille.» La voici donc, la scène où l’austère comtesse fricote avec le divin marquis :
«
Malgré sa résistance, Madame Papofski fut enlevée par ces hommes
robustes qu’elle n’avait pas aperçus, et entraînée dans un salon petit,
mais d’apparence assez élégante. Quand elle fut au milieu de ce salon,
elle se sentit descendre par une trappe à peine assez large pour laisser
passer le bas de son corps ; ses épaules arrêtèrent la descente de la
trappe ; terrifiée, ne sachant ce qui allait lui arriver, elle voulut
implorer la pitié des deux hommes qui l’avaient amenée, mais ils étaient
disparus ; elle était seule. A peine commençait-elle à s’inquiéter de
sa position, qu’elle en comprit toute l’horreur, elle se sentit fouettée
comme elle aurait voulu voir fouetter ses 270 paysans. Le supplice fut
court, mais terrible. La trappe remonta ; la porte du petit salon
s’ouvrit. «Vous pouvez sortir, Maria Pétrovna»
, lui dit le
capitaine qui entrait, en lui offrant le bras d’un air souriant. Elle
aurait bien voulu l’injurier, le souffleter, l’étrangler, mais elle
n’osa pas et se contenta de passer devant lui sans accepter son bras».
Lénine, le capitalisme et Julien Sorel
Sur les questions sociales et politiques, la Comtesse sait nous
surprendre, même si, évidemment, elle reste une aristocrate. Qui a dit
d’elle :
«Démagogique, asociale, Mme Rostopchine aura fait davantage que Lénine pour la propagation des idées socialistes» ?
Réponse : Frédéric Dard, dans
Vol au-dessus d’un nid de cocu (1978). Tout cela semble surprenant, mais se comprend à la lecture de
la Fortune de Gaspard (1866)
, splendide roman d’apprentissage, dont Michel Tournier disait qu’il était un
«chef-d’œuvre de la littérature française».
Tournier voyait même dans le personnage de Gaspard, jeune paysan
ambitieux, une sorte de Julien Sorel ; en outre le roman offre une
intéressante critique de la France capitaliste et industrielle du XIX
e
siècle. Gaspard est un garçon brillant et ambitieux, et son
intelligence le mènera loin. Il croise sur sa route des patrons
méchants, cupides, cruels, obsédés par la rentabilité et la concurrence ;
mais aussi des contremaîtres qui font souffrir les ouvriers, les seuls
épargnés par la plume assassine de la Comtesse. Car il ne faut pas
croire que le monde paysan est mieux traité : le père de Gaspard,
Thomas, bat femme et enfants et n’en est pas à une filouterie près.
En somme, voilà une aristocrate un brin désargentée dressant dans ses
romans un portrait idéalisé du monde ouvrier. On pourra dire que c’est
osé, même si la charité de la comtesse de Ségur fleure bon le
paternalisme chrétien propre à son rang et à sa génération. Après tout,
on vit avec l’époque qu’on peut.
A (re)lire, les oeuvres de la Comtesse de Ségur rééditées chez Gallimard Jeunesse, notamment
Un bon petit diable,
Mémoires d’un âne ou
les Vacances. Illustrations de couverture par Pénélope Bagieu. 5,70 € le volume.
A lire aussi : la Comtesse, de Christophe Fiat. 94 pp., 17 €, et l’une et l’autre, dont est tirée la citation de Marie Desplechin. L’Iconoclaste, 2015. 288 pp., 17 €.
Johanna Luyssen