Droits d'auteur
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Stèle à la mémoire d'Anne Frank, sur le site du camp de Bergen-Belsen, en Allemagne, le 21 juin dernier. Photo Nigel Treblin. AFP
L’histoire aurait pu être simple, relever de
l’évidence, même. Nous aurions, dans deux jours, pu célébrer comme il se
doit l’entrée du célèbre Journal d’Anne Frank dans le domaine
public. Une occasion rêvée pour se remémorer l’importance de l’œuvre de
la jeune diariste décédée en 1945 à Bergen-Belsen. Le droit d’auteur est
ainsi fait que c’est le 1er janvier de chaque année que de
nombreuses œuvres entrent – s’élèvent, insistent certains – dans le
domaine public. Soixante-dix ans après la mort de l’auteur, ce qu’il a
produit devient un bien commun et, à ce titre, personne n’a plus le
droit de demander une contrepartie financière pour son utilisation ou sa
diffusion. Ainsi, le 1er janvier 2016, pour les écrits de
Paul Valéry, d’Adolf Hitler, de Franklin Roosevelt, et, donc, d’Anne
Frank. Mais le Fonds Anne Frank, fondé en 1963 à Bâle par le père de la
jeune fille, Otto Frank, et qui détient des droits patrimoniaux du Journal,
n’est pas de cet avis et considère qu’aucune des deux versions qui
existent (celle expurgée par son père publiée en 1947, et la version
intégrale publiée en 1986) ne sera concernée par le domaine public en
2016. C’est là que ça se complique.
Début octobre, Olivier Ertzscheid, maître de conférences en sciences de l’information connu pour son blog affordance.info, publie une lettre à Anne Frank dans laquelle il s’émeut avec des mots très justes qu’il faille «attendre
un siècle après la mort d’une jeune femme juive de 16 ans dans un camp
de concentration pour que son témoignage, son journal, son œuvre, puisse
entrer dans le domaine public». Il décide à la suite de ce texte
de mettre en ligne les deux versions du texte, tout en sachant qu’il
s’agissait alors d’un acte illégal. Son geste ne passe pas inaperçu (lire Libération du 8 octobre) et de nombreuses personnes lui emboîtent le pas et mettent aussi à disposition le texte sur leur site. Parmi elles, Isabelle Attard, députée Nouvelle Donne du Calvados. Un mois plus tard, suite à une mise en demeure du Livre de Poche,
Olivier Ertzscheid retire les fichiers de son site : il s’agissait des
versions en français qui restent protégées par le droit des traducteurs.
Mais il maintient ses propos et assure, tout comme Isabelle Attard,
qu’il mettra en ligne le texte en version originale néerlandaise le 1er janvier 2016.
Il aura fallu attendre cette semaine, à quelques jours de
la date fatidique, pour que le Fonds Anne Frank réagisse. Le maître de
conférence et la députée ont ainsi reçu chacun un joli courrier des
avocats du Fonds. Le premier a publié le sien sur son site. La lettre commence par rappeler sa position sans équivoque concernant l’entrée dans le domaine public du Journal :
ce ne sera pas avant plusieurs années. Mais c’est la suite qui retient
l’attention : le courrier liste plusieurs injonctions auxquelles Olivier
Ertzscheid doit se conformer dans les cinq jours : renoncer à la mise
en ligne de quelque version que ce soit du Journal d’Anne
Franck, expliquer sur son blog qu’il n’avait pas bien compris les
tenants et les aboutissants de l’affaire, informer tous les médias avec
qui il a été en contact du fait qu’il a reconsidéré son geste et
transmettre à l’avocat des preuves de ces contacts. Et le courrier de
préciser qu’il devra s’acquitter de 1 000 euros par jour et par
injonction non suivie.
«Je m’étonnais de ne pas avoir de leurs nouvelles,
surtout depuis les quinze derniers jours, suite à la parution d’un
article sur le sujet dans le New York Times, explique Olivier Ertzscheid. Leur courrier, c’est avant tout une approche d’intimidation, à l’anglo-saxonne.» Il prend cependant la chose au sérieux :
«Ce n’est pas mon objectif de devenir un martyr de la cause. Mais quoi
qu’il arrive, je vais continuer à défendre l’entrée dans le domaine
public du texte d’origine en version originale. Et s’il le faut, je suis
prêt à assumer et à le mettre en ligne, en espérant que je ne sois pas
le seul.» Il ne le sera pas, puisque du côté d’Isabelle Attard, le discours est tout aussi résolu. «Je n’ai encore rien fait, et je reçois déjà des menaces, s’amuse-t-elle. Ils
m’expliquent que c’est une honte de faire ça en tant que parlementaire,
que c’est comme si j’avais incité les gens à abîmer la voiture de
quelqu’un. C’est à se demander s’ils sont vraiment avocats. Dans leurs
explications, ils ne cessent de sortir de la loi pour rentrer dans le
pathos. Je mettrai bien le texte en ligne dans les premiers jours de
janvier.»
La députée insiste sur l’importance de la portée symbolique ce ce geste :
«Le journal est extrêmement important à mes yeux, et le priver de
domaine public, c’est dommageable pour la mémoire d’Anne Frank. Le
domaine public permettra à la Terre entière d’en faire des choses
bénéfiques pour tout le monde.» Olivier Ertzscheid, de son côté, pointe un autre symbole : «Le 1er janvier 2016, l’histoire fait que plein d’œuvres antisémites, dont Mein Kampf, entrent elles aussi dans le domaine public. Il est aberrant que le Journal d’Anne Frank ne soit pas là pour contrebalancer ça.» Mais ça ne suffira malheureusement pas à convaincre les ayants droit. Le maître de conférences admet : «Quoiqu’il arrive, le débat ne pourra être définitivement tranché que par un juge.»
Et ce dernier aura du boulot. Il lui faudra en effet décider quelle interprétation du droit d’auteur s’applique pour le Journal d’Anne
Frank. Face à la règle des soixante-dix ans après la mort de l’auteur,
le Fonds entends appliquer celle des soixante-dix ans après la mort
d’Otto Frank en 1980 pour la version retravaillée, et la règle qui avait
court en 1986 pour le texte intégral, à savoir cinquante ans après la
date de publication. Ce qui nous emmène respectivement en 2050 et en
2036.
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