Les
décideurs publics ont obtenu que la loi « République numérique »
prévoie (article 17) que tout auteur d’un « écrit scientifique »
principalement financé sur fonds publics puisse le « mettre à
disposition gratuitement sous une forme numérique », six mois après sa
première publication pour les STM et douze mois pour les SHS (Photo :
Axelle Lemaire, secrétaire d'Etat au numérique, en juin 2015).
En vingt ans, la « révolution du numérique »
a bouleversé l’édition scientifique. La vente de revues imprimées (par
abonnement ou en librairie) est progressivement remplacée par la
commercialisation de licences d’accès à des plates-formes numériques
regroupant des centaines, voire des milliers de revues.
Apportant de nouvelles fonctionnalités très utiles aux chercheurs,
cette mutation nécessite toutefois de lourds investissements. Dans les
années 2000, les éditeurs de
sciences
humaines et sociales (SHS), de petite taille car cantonnés à leur
bassin linguistique, s’y sont engagés en créant des services mutualisés,
comme la plate-forme francophone
Cairn.info.
Mais dès les années 1980, en science, technique et
médecine (STM), cette transformation avait suivi la généralisation de l’anglais comme
lingua franca,
qui a permis la constitution de grands groupes mondiaux développant
quelques puissantes plates-formes réunissant des millions d’articles.
Cette concentration du secteur STM a suscité progressivement de vives
réactions de certains bibliothécaires et chercheurs universitaires,
alertés par l’augmentation des coûts des licences d’accès aux
plates-formes numériques. Une inquiétude aggravée en
France
par l’indigence des budgets d’acquisition des bibliothèques
universitaires, scandaleusement plus faibles que ceux de leurs
homologues des grands pays industrialisés.
Ni libre ni
auteur, tel serait le chercheur de demain. En contradiction complète
avec l’indépendance intellectuelle des enseignants-chercheurs, fièrement
revendiquée depuis les Lumières et que réaffirme le code de la
propriété intellectuelle
A
partir de 2001, un mouvement mondial s’est ainsi peu à peu structuré pour
favoriser l’« accès ouvert » (
open access)
aux écrits scientifiques financés sur fonds publics, c’est-à-dire
gratuit dès leur première publication, ou après une courte période
d’accès payant (un à trois ans).
Tout chercheur, tout auteur ne peut qu’être sensible à ce principe d’une diffusion la plus large possible de
ses travaux. Encore faut-il que cette transition vers l’accès ouvert soit conduite avec discernement, afin de
préserver les conditions de financement qui garantissent, avec l’indépendance de leurs supports éditoriaux, la qualité des publications.
Au
Royaume-Uni et en
Europe
du Nord, les pouvoirs publics agissent en concertation étroite avec
l’ensemble des acteurs concernés : enseignants-chercheurs, responsables
de revues, éditeurs publics et privés, bibliothécaires,
universités et organismes de recherche. Pour
accompagner pragmatiquement cette transition, ils ont mis en œuvre des études d’impact rigoureuses et des outils de suivi, afin de
concevoir de nouveaux modes de financement des publications scientifiques, qui permettent l’augmentation régulière de l’accès ouvert.
Ni libre ni auteur, tel serait le chercheur de demain
En France, jusqu’à présent, les décideurs publics ont agi sans
concertation réelle avec les parties concernées, en particulier les
éditeurs de sciences humaines. Ils ont obtenu que la loi
« République numérique », qui doit
être prochainement discutée au Parlement, prévoie (article 17) que tout auteur d’un «
écrit scientifique » principalement financé sur fonds publics puisse le «
mettre à disposition gratuitement sous une forme numérique », six mois après sa première publication pour les STM et douze mois pour les SHS.
Or, il est hautement probable que cette faculté de dépôt laissée aux
auteurs devienne rapidement une obligation pure et simple, sous la
pression des responsables d’établissements d’enseignement et de
recherche.
En outre, si à ce stade, seuls sont concernés les articles de revues
et d’ouvrages collectifs, il est tout aussi probable que les
monographies de recherche le seraient bientôt. Loin de favoriser la plus
large diffusion des résultats de la recherche universitaire, objectif
affiché de ses promoteurs, cette mesure aboutirait au résultat inverse :
elle conduirait à la mise à mort de l’édition scientifique française
indépendante et à l’institutionnalisation d’une édition d’Etat sans
lecteurs.
Ni libre ni auteur, tel serait le chercheur de demain. En
contradiction complète avec l’indépendance intellectuelle des
enseignants-chercheurs, fièrement revendiquée depuis les Lumières et que
réaffirme le code de la propriété intellectuelle. Peut-on
raisonnablement
croire que la pensée critique continuera à s’exercer si les chercheurs ne sont plus libres de
disposer de leurs travaux ? Où
classer
les publications dites professionnelles qui s’adressent aux praticiens
comme aux universitaires ? Quel sort sera réservé aux grandes revues de
débat qui accueillent des auteurs, nourris de leurs recherches
universitaires, mais qui irriguent leur pensée vers un large public ?
Peu soucieux de ce risque, certains acteurs publics français,
notamment à la direction du CNRS, affirment en substance que l’Etat peut
prendre le relais. Peu importe à leurs yeux la liberté des chercheurs en SHS, dont beaucoup sont très attachés au «
label de qualité » apporté par les éditeurs privés, de
publier où ils veulent ; peu importe la disparition programmée de nombre de revues («
Il y en a trop »,
nous dit-on) ; peu importe l’audience mondiale des travaux des
chercheurs français (l’essentiel ne serait pas leur qualité
scientifique, mais leur gratuité) ; peu importe que certaines
commissions aient rapidement droit de vie et de mort sur les
publications.
Pour notre part, nous refusons fermement ce programme mortifère, au plan intellectuel, d’étatisation de l’édition de
savoir française (en SHS, mais aussi en STM) et nous appelons donc les parlementaires à
amender la rédaction de l’article 17 de la loi « République numérique », afin de
permettre une transition raisonnée vers un plus large accès ouvert aux écrits scientifiques financés sur fonds publics.
Mal compris dans ses effets, le numérique peut
conduire à
refermer l’université sur elle-même en l’isolant du reste de la société. Ses opportunités doivent au contraire être utilisées pour
ouvrir aux chercheurs de nouveaux espaces de liberté et permettre que leurs travaux servent au mieux le bien commun.
Les signataires: Pierre Nora et Marcel Gauchet (Le Débat); Olivier Duhamel (Pouvoirs); Patrick Fridenson (Entreprises et histoire); Margaret Maruani (Travail, genre et société); Philippe Minard (Revue d’histoire moderne contemporaine); Olivier Mongin (Esprit); Martine Segalen (Ethnologie française).