jeudi 18 juin 2015

Pour une refondation de l’enseignement des Humanités

Appel pour une refondation de l’enseignement des Humanités

Adressée à MADAME LA MINISTRE
DE L'ÉDUCATION NATIONALE, DE L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ET DE LA RECHERCHE
Barbara Cassin (philologue, helléniste et germaniste, et une philosophe française) et Florence Dupont (latiniste et helléniste française).




                     (Paru dans Libération le 15 juin 2015)
Réformer l’enseignement du latin et du grec dans les collèges ? Une bonne idée. En faire un enseignement interdisciplinaire qui ne sépare pas ces langues des mondes anciens auxquels elles nous font accéder ? Une très bonne idée, car la Grèce et Rome sont la mémoire commune de nos cultures contemporaines, mémoire qui dépasse les frontières, transcende les langues, les religions et les nationalités, mais mémoire aujourd’hui menacée par la violence intégriste comme par l’utilitarisme libéral. Offrir à tous et partout cet enseignement des cultures antiques et de leurs langues, en faire un enseignement fondamental ? Une excellente idée, car il est indispensable à la formation de l’esprit critique, il initie à la complexité du monde, à la relativité des mœurs, à la laïcité.
La réforme des collèges est une chance à saisir, c’est l’occasion de redéfinir dans l’interdisciplinarité la place des langues et des cultures anciennes - avec la possibilité pour tous d’apprendre le grec et le latin. Et dans les lycées, pourquoi ne pas créer une filière Lettres et Arts (LA), aussi solide que la filière S, où seraient enseignées pendant trois ans ce qu’on appelle aujourd’hui les Humanités, au sens large : philosophie, lettres, cultures antiques, latin ou/et grec, langues modernes, théâtres, cinéma, musique, anthropologie et linguistique ?
Madame la ministre, vous voulez plus d’égalité dans les collèges ? Nous aussi. Vous voulez que le collège ouvre à tous les portes de la culture générale ? Nous aussi. Vous voulez qu’il forme à l’esprit critique ? Nous aussi. Alors refondons ensemble un enseignement des Humanités qui commencerait au collège et se prolongerait au lycée.
Préambule à ce dialogue que nous espérons avoir avec vous, rappelons quel pourrait, quel devrait être le rôle des Humanités dans le monde contemporain, en balayant quelques idées reçues.
Les Humanités sont accusées de contribuer à l’idéologie identitaire, occidentale et européenne ? Mais dans les cours de cultures antiques, les collégiens apprendront qu’il y a deux mille ans, leurs ancêtres, ceux qui habitaient l’actuelle Europe comme ceux des autres rives de la Méditerranée, appartenaient à la même Res Publica, qu’ils avaient au moins deux langues - le grec et le latin - et une culture commune, qu’ils vivaient ensemble tout en étant différents.
Les Humanités sont accusées d’être un opérateur de distinction ? Retournons l’argument : la connaissance de l’Antiquité et des langues anciennes est un puissant facteur d’intégration dès qu’elle est mise à la disposition de toutes et tous.
Les Humanités sont accusées d’être conservatrices, réactionnaires ?  Mais à qui profite donc l’ignorance de l’Antiquité ? Aux intégristes religieux et aux fanatiques de l’identité ethnique. À ceux qui confondent allègrement langue, religion, culture et pays d’origine, et alimentent un communautarisme imaginaire qui remonterait à la nuit des temps. Quelle meilleure façon de lutter contre les intégrismes que d’emmener les collégiens faire un tour dans l’Antiquité ? Ils y apprendront qu’il y a d’autres religions que les trois monothéismes. Ils visiteront un monde où les langues, les cultures, les références ethniques, les déesses et les dieux se superposent et s’enrichissent. Ils rencontreront d’autres types d’humanité, d’autres mœurs, d’autres façons d’être une femme et d’être un homme. Depuis la Renaissance, les Humanités ont contribué à la formation de l’esprit critique par le retour aux textes et la distance anthropologique qu’elles impliquent. Elles apprennent à résister aux dogmatismes religieux, scientistes, économiques. Nous ne voulons pas croire que ce soit la vraie raison de la méfiance qu’elles suscitent.
Tous les textes que nous côtoyons aujourd’hui, toutes les images, et pas seulement l’Ulysse de Joyce ou les satyres de Picasso, sont des textes qui réécrivent d’autres textes, des images qui reforment d’autres images : c’est cela apprendre à lire et à regarder. Il faut faciliter l’accès du plus grand nombre à cette épaisseur de la culture, des images et de la langue. Pas de culture sans les textes en langue originale. D’où l’importance de l’expérience de la traduction et des ouvrages bilingues, plus que des apprentissages sourcilleux – Vive le grec et le latin sans larmes.
L’Antiquité, elle-même métissage de cultures diverses, n’est pas plus à l’origine de l’Occident que de l’Orient. Mais tout ce qu’elle a laissé de textes et de monuments a servi, entre autres, de matière première aux siècles successifs, en Europe et au-delà.
Voilà pourquoi Madame la ministre, loin de tout conservatisme, nous vous appelons à réfléchir ensemble à une refondation de l’enseignement des Humanités au collège et au lycée, pour y créer un nouvel espace de libération, d’intégration et de créativité.

Premiers signataires  :
  • Michel Deguy, écrivain
  • Julia Kristeva, écrivain, prix Holberg 2004
  • Cédric Villani, mathématicien, médaille Fields 2010
  • Serge Haroche,collège de France, physique quantique, Nobel 2012
  • Etienne Klein, physicien
  • Denys Podalydès, acteur, metteur en scène
  • Jean-Pierre Vincent, metteur en scène
  • Eugène Green, cinéaste et écrivain
  • Jacques Roubaud, écrivain
  • Philippe Descola, collège de France, anthropologie
  • Alain de Libera, collège de France, histoire de la philosophie médiévale
  • John Scheid, collège de France, Religion, institutions et société de la Rome antique
  • Nicolas Grimal, collège de France, égyptologie, membre de l’Institut
  • Antoine Compagnon, collège de France, littérature française moderne et contemporaine
  • Dominique Charpin, collège de France, civilisation mésopotamienne
  • Michel Zink, collège de France, littérature médiévale, membre de l’Institut
  • Maurice Godelier, EHESS, anthropologue
  • Marie-José Mondzain, philosophe
  • Xavier North, ancien délégué général à la langue française et aux langues de France
  • Claude Calame, EHESS, helléniste
  • François Hartog, EHESS, historien
  • Christophe Ono-dit-Biot, écrivain journaliste
  • Pierre Vesperini, philosophe, latiniste, Paris 8
  • Roman Brethes, helléniste, professeur de chaire supérieure

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