vendredi 15 janvier 2016

Non à l’étatisation des revues de savoir françaises !

Non à l’étatisation des revues de savoir françaises !

LE MONDE | | Par
Les décideurs publics ont obtenu que la loi « République numérique » prévoie (article 17) que tout auteur d’un « écrit scientifique » principalement financé sur fonds publics puisse le « mettre à disposition gratuitement sous une forme numérique », six mois après sa première publication pour les STM et douze mois pour les SHS (Photo : Axelle Lemaire, secrétaire d'Etat au numérique, en juin 2015). Les décideurs publics ont obtenu que la loi « République numérique » prévoie (article 17) que tout auteur d’un « écrit scientifique » principalement financé sur fonds publics puisse le « mettre à disposition gratuitement sous une forme numérique », six mois après sa première publication pour les STM et douze mois pour les SHS (Photo : Axelle Lemaire, secrétaire d'Etat au numérique, en juin 2015). AFP/JACQUES DEMARTHON

En vingt ans, la « révolution du numérique » a bouleversé l’édition scientifique. La vente de revues imprimées (par abonnement ou en librairie) est progressivement remplacée par la commercialisation de licences d’accès à des plates-formes numériques regroupant des centaines, voire des milliers de revues.

Apportant de nouvelles fonctionnalités très utiles aux chercheurs, cette mutation nécessite toutefois de lourds investissements. Dans les années 2000, les éditeurs de sciences humaines et sociales (SHS), de petite taille car cantonnés à leur bassin linguistique, s’y sont engagés en créant des services mutualisés, comme la plate-forme francophone Cairn.info.
Mais dès les années 1980, en science, technique et médecine (STM), cette transformation avait suivi la généralisation de l’anglais comme lingua franca, qui a permis la constitution de grands groupes mondiaux développant quelques puissantes plates-formes réunissant des millions d’articles.
Cette concentration du secteur STM a suscité progressivement de vives réactions de certains bibliothécaires et chercheurs universitaires, alertés par l’augmentation des coûts des licences d’accès aux plates-formes numériques. Une inquiétude aggravée en France par l’indigence des budgets d’acquisition des bibliothèques universitaires, scandaleusement plus faibles que ceux de leurs homologues des grands pays industrialisés.
Ni libre ni auteur, tel serait le chercheur de demain. En contradiction complète avec l’indépendance intellectuelle des enseignants-chercheurs, fièrement revendiquée depuis les Lumières et que réaffirme le code de la propriété intellectuelle
A partir de 2001, un mouvement mondial s’est ainsi peu à peu structuré pour favoriser l’« accès ouvert » (open access) aux écrits scientifiques financés sur fonds publics, c’est-à-dire gratuit dès leur première publication, ou après une courte période d’accès payant (un à trois ans).
Tout chercheur, tout auteur ne peut qu’être sensible à ce principe d’une diffusion la plus large possible de ses travaux. Encore faut-il que cette transition vers l’accès ouvert soit conduite avec discernement, afin de préserver les conditions de financement qui garantissent, avec l’indépendance de leurs supports éditoriaux, la qualité des publications.
Au Royaume-Uni et en Europe du Nord, les pouvoirs publics agissent en concertation étroite avec l’ensemble des acteurs concernés : enseignants-chercheurs, responsables de revues, éditeurs publics et privés, bibliothécaires, universités et organismes de recherche. Pour accompagner pragmatiquement cette transition, ils ont mis en œuvre des études d’impact rigoureuses et des outils de suivi, afin de concevoir de nouveaux modes de financement des publications scientifiques, qui permettent l’augmentation régulière de l’accès ouvert.

Ni libre ni auteur, tel serait le chercheur de demain

En France, jusqu’à présent, les décideurs publics ont agi sans concertation réelle avec les parties concernées, en particulier les éditeurs de sciences humaines. Ils ont obtenu que la loi « République numérique », qui doit être prochainement discutée au Parlement, prévoie (article 17) que tout auteur d’un « écrit scientifique » principalement financé sur fonds publics puisse le « mettre à disposition gratuitement sous une forme numérique », six mois après sa première publication pour les STM et douze mois pour les SHS.
Or, il est hautement probable que cette faculté de dépôt laissée aux auteurs devienne rapidement une obligation pure et simple, sous la pression des responsables d’établissements d’enseignement et de recherche.
En outre, si à ce stade, seuls sont concernés les articles de revues et d’ouvrages collectifs, il est tout aussi probable que les monographies de recherche le seraient bientôt. Loin de favoriser la plus large diffusion des résultats de la recherche universitaire, objectif affiché de ses promoteurs, cette mesure aboutirait au résultat inverse : elle conduirait à la mise à mort de l’édition scientifique française indépendante et à l’institutionnalisation d’une édition d’Etat sans lecteurs.
Ni libre ni auteur, tel serait le chercheur de demain. En contradiction complète avec l’indépendance intellectuelle des enseignants-chercheurs, fièrement revendiquée depuis les Lumières et que réaffirme le code de la propriété intellectuelle. Peut-on raisonnablement croire que la pensée critique continuera à s’exercer si les chercheurs ne sont plus libres de disposer de leurs travaux ? Où classer les publications dites professionnelles qui s’adressent aux praticiens comme aux universitaires ? Quel sort sera réservé aux grandes revues de débat qui accueillent des auteurs, nourris de leurs recherches universitaires, mais qui irriguent leur pensée vers un large public ?
Peu soucieux de ce risque, certains acteurs publics français, notamment à la direction du CNRS, affirment en substance que l’Etat peut prendre le relais. Peu importe à leurs yeux la liberté des chercheurs en SHS, dont beaucoup sont très attachés au « label de qualité » apporté par les éditeurs privés, de publier où ils veulent ; peu importe la disparition programmée de nombre de revues (« Il y en a trop », nous dit-on) ; peu importe l’audience mondiale des travaux des chercheurs français (l’essentiel ne serait pas leur qualité scientifique, mais leur gratuité) ; peu importe que certaines commissions aient rapidement droit de vie et de mort sur les publications.
Pour notre part, nous refusons fermement ce programme mortifère, au plan intellectuel, d’étatisation de l’édition de savoir française (en SHS, mais aussi en STM) et nous appelons donc les parlementaires à amender la rédaction de l’article 17 de la loi « République numérique », afin de permettre une transition raisonnée vers un plus large accès ouvert aux écrits scientifiques financés sur fonds publics.
Mal compris dans ses effets, le numérique peut conduire à refermer l’université sur elle-même en l’isolant du reste de la société. Ses opportunités doivent au contraire être utilisées pour ouvrir aux chercheurs de nouveaux espaces de liberté et permettre que leurs travaux servent au mieux le bien commun.
Les signataires: Pierre Nora et Marcel Gauchet (Le Débat); Olivier Duhamel (Pouvoirs); Patrick Fridenson (Entreprises et histoire); Margaret Maruani (Travail, genre et société); Philippe Minard (Revue d’histoire moderne contemporaine); Olivier Mongin (Esprit); Martine Segalen (Ethnologie française).

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/01/12/non-a-l-etatisation-des-revues-de-savoir-francaises_4846027_3232.html#97oC631mQRU4sJz2.99

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