mardi 19 janvier 2016

Michel Tournier: «Je pense que mon bilan est plutôt bon»

Michel Tournier: «Depuis la liquidation de l'Empire, il ne se passe plus rien en France. Il n'y a plus de drame politique comparable à ce qu'on a vécu.»
INTERVIEW - L'auteur du Roi des Aulnes, décédé de lundi à 91 ans, avait reçu Le Figaro chez lui, au début de l'été 2015, dans son presbytère de Choisel, pour évoquer son dernier livre. Retour sur une rencontre avec un sympathique misanthrope.
Michel Tournier vit sur une île déserte appelée Choisel. Dans ce petit village de la vallée de Chevreuse, il regarde le temps qui s'écoule. Sa maison est peuplée de livres; sur elle et ses habitants veille la haute statue de saint Christophe, patron des ogres et de Tournier. À son âge, l'écrivain reçoit peu et parle encore moins. Pour dire quoi? Les questions indiscrètes ou qu'il estime inopportunes, il les écarte d'un revers de la main, répondant «non», sans plus de commentaire. On sent que le détachement a gagné cet homme.
Ses dernières pensées, il les réserve au journal qu'il tient méticuleusement sur un bloc-notes. Mais il a accepté de voir publiées les lettres qu'il adressa à son ami et traducteur Hellmut Waller à partir de 1967. On y lit la vie quotidienne du romancier, ses soucis domestiques et ses voyages, et on voit s'ébaucher ces maîtres livres que sontLe Roi des Aulnes ou Les Météores. Sous nos yeux et sans afféterie surgit la genèse d'une des œuvres plus importantes de la fin du XXe siècle.
LE FIGARO. - Comment avez-vous connu Hellmut Waller, avec qui vous avez échangé pendant trente ans ces «lettres parlées»?
Michel TOURNIER. -J'ai connu Hellmut à la fin de la guerre, lors d'un séjour que j'ai fait à Tübingen. Il vit aujourd'hui à Bebenhausen, après avoir longtemps exercé le métier de procureur. Pouah! Un homme chargé d'accuser de pauvres bougres, souvent pour des peccadilles. Nous avons pris l'habitude de correspondre par bandes magnétiques, procédé qui présente l'avantage de transmettre les bruits de la vie, les cloches de Choisel ou les cris d'enfants devant la maison.
Quelle place a eue l'Allemagne dans votre vie?
Mes parents s'étaient connus alors qu'ils étudiaient cette langue. Mon père était une gueule cassée qui avait pris l'Allemagne en horreur. Si ça n'avait tenu qu'à lui, jamais ses enfants n'auraient étudié cette langue. Ma mère y était restée attachée, et nous avons passé de nombreuses vacances à Fribourg, dans une pension bon marché tenue par des sœurs. Je dois être le seul Français à posséder les œuvres complètes de Kant en allemand, que j'ai achetées à Paris pendant l'Occupation.
Et aujourd'hui, quels sont vos liens avec l'Allemagne?
Je parle allemand tous les soirs avec une certaine Karen Bucher, qui me téléphone de Suisse depuis des années. Elle habite Lucerne. Pendant dix minutes, elle me raconte sa journée, je lui raconte la mienne. Mais je ne l'ai jamais rencontrée.
Vous dites à votre ami Hellmut en 1969 que «la politique avait un certain intérêt avec de Gaulle. C'était un personnage. Maintenant ce n'est plus rien, il n'y a plus personne». Vraiment?
Oui, il y eut de Gaulle. Songez à son physique, à son nom, à son destin! Avec lui, la France a quand même vécu des aventures. Mais depuis la liquidation de l'Empire, il ne se passe plus rien. Il n'y a plus de drame politique comparable à ce qu'on a vécu.
François Mitterrand vous admirait tout de même. Il est souvent venu vous voir à Choisel. Comment était-il?
Très ordinaire. Il me parlait de mes livres, mais bon… En revanche, Michel Rocard est venu me voir, parce qu'il possède une maison non loin de chez moi.
Mitterrand est le dernier président à vous avoir rendu visite?
Le dernier? Le seul, vous voulez dire!
Quel est votre meilleur souvenir du Goncourt?
Le jour où je l'ai reçu. À l'unanimité. Il a changé ma vie. Un prix, c'est de l'argent! Savez-vous combien ça rapporte à son auteur? Un million! Et à l'éditeur? Bien plus! Pourtant l'académie Goncourt n'est pas riche. Nous sommes nourris gratuitement par le restaurant Drouant. Ce qui fait la fortune du lauréat, c'est les ventes qu'entraîne le prix. J'ai un jour proposé que l'éditeur du livre primé verse 10 % de ce qu'il lui a rapporté pour notre fonctionnement. Ma proposition a été accueillie avec horreur…
Quel membre du Goncourt vous a particulièrement marqué?
Raymond Queneau. J'ai eu avec lui d'étranges relations: en 1966, il fit accepter Vendredi au comité de lecture, mais quitta celui-ci quand j'y entrai. En 1970, il vota pour Le Roi des Aulnes, mais démissionna du jury quand j'y fus élu. On aurait dit qu'il m'évitait…
Avez-vous aimé votre vie de juré?
Oui, beaucoup, même si c'est dur: on lit un livre, on l'aime, on le défend le mieux possible. Et finalement, on échoue.
Vous êtes aujourd'hui réputé comme écrivain pour enfants. Quelle différence y a-t-il entre la littérature pour adultes et celle pour enfants?
Je suis beaucoup lu et invité dans les écoles. Écrire un roman pour les enfants, c'est très difficile. Il faut tout leur dire, leur expliquer. Il ne doit pas y avoir de sous-entendus. Enfin, ces invitations m'ont tout de même fait voyager.
Vous avez aimé ça?
J'ai été au Sénégal, invité par Léopold Senghor. Senghor était poète, en était fier et aimait lire lui-même ses poèmes. J'ai aussi été en Inde avec mon ami Robert Sabatier. Mais je n'aimais pas beaucoup les voyages: organiser, réserver, tout ça me pesait. Je suis un sédentaire. C'est pour ça que je suis bien ici, à Choisel.
Mais vous avez longtemps habité Paris…
Je suis né à Paris, j'ai fréquenté des collèges à Paris. J'ai longtemps habité l'île Saint-Louis, quai d'Anjou, dans un endroit avec une humidité effroyable. J'étais le voisin d'Ingrid Bergman, que j'ai retrouvée dans le coin parce que son mari y avait une maison. Quand je la rencontrais, elle ne me parlait pas en allemand, mais en anglais, langue que je parle mal. Tout le monde devrait quitter Paris. Il faut être vicieux pour y rester.
Vous intéressez-vous à l'actualité?
Non, je regarde la télévision, mais rien ne retient mon attention. À part le Tour de France… J'ai beaucoup pratiqué le vélo…
Écrivez-vous encore?
Il s'est passé une chose importante dans l'histoire de l'écriture, c'est la disparition de la machine à écrire; la mienne a tant servi à la rédaction de mes livres et des traductions que je faisais. Elle ne me sert plus désormais.
Mais cela ne vous empêche pas d'écrire…
Je tiens un journal que je relis souvent, où je note des souvenirs, des observations, les appels de mes amis. Tenez (il lit sur un bloc-notes): «Vu à la télévision Barack Obama. Je suis presque sûr que, signant un texte, il tenait son stylo de la main gauche. Important. À vérifier. Un ami prétend que son prédécesseur Bush était aussi gaucher.» Et: «Plus on est vieux, plus la mort est douce, rapide et facile…»
On n'en est pas là, Michel Tournier…
À la fin de sa vie, on peut évaluer sa vie à partir de six critères: le physique, la famille, l'époque, les amitiés, l'amour, la profession. Mon bilan est plutôt bon, avec même ce sommet professionnel que représente le prix Goncourt. Le point faible, c'est l'époque où j'ai vécu…
«Lettres parlées à son ami allemand Hellmut Waller», de Michel Tournier, Gallimard, 332 p., 24,50 euros.

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