mardi 26 janvier 2016

Les boloss des belles lettres : entre malaise et blague potache

Afficher l'image d'origineLes BDBL, connus pour leurs résumés MDR des grands classiques de la littérature, débarquent à la télé. On a demandé son avis à une spécialiste de la langue française contemporaine.
Les boloss des belles lettres Quentin Leclerc et Michel Pimpant sévissent sur le Web depuis 2012. Leur truc ? Résumer des classiques de la littérature de façon potache, en langage de « boloss » – c’est-à-dire un argot sophistiqué qui mêle lexique « djeuns », avec des termes comme « zouz » ou « seum », à des expressions telles que « se faire raccommoder la crinoline ».
D’abord sur Tumblr, les BDBL ont investi les librairies en août 2013 avec la parution d’un livre aux éditions J’ai lu.
Ils ont ensuite connu un succès certain en mars 2015 grâce à une vidéo mettant en scène Jean Rochefort en train de raconter « Madame Bovary » en mode boloss. (Cinq ans plus tôt, le youtubeur à casquette Kamel Toe avait lui aussi posté une revue littéraire de « Madame Bovary ».)
Forts de ces plus de deux millions de vues, les BDBL s’exportent à la télévision. Depuis ce jeudi, vous pouvez voir chaque semaine sur France 5, avant « La Grande Librairie » de François Busnel, l’acteur de 85 ans dans cet exercice surprenant. La diffusion d’une cinquantaine d’épisodes est prévue.
Quentin Leclerc explique :
« On fait ça uniquement pour se marrer, sans aucun souci pédagogique ou sociologique. »
Pourtant, ça peut faire tiquer. La sociolinguiste Maria Candea, par exemple. Cette maîtresse de conférences à l’université Paris-III est une spécialiste du « parler des jeunes » et de l’« accent dit de banlieue ».

Bouffons du roi

Même si elle n’a « pas trouvé de discours méprisants ou malveillants » chez les auteurs des BDBL, elle souligne « une ambiguïté qui traverse tous ces textes et les réactions suscitées » :
« Les créations (lexicales mais aussi artistiques) des jeunes des quartiers populaires font l’objet de discours majoritaires très méprisants.
On lit souvent, même dans la presse générale à portée nationale, qu’ils seraient illettrés, qu’ils ne connaîtraient que 400 mots, qu’ils massacreraient la langue, qu’ils seraient violents, sauvages, abrutis, menaçants…
Et c’est dans ce contexte que des petits bourgeois bien proprets s’approprient leurs mots, les utilisent dans un agencement clairement caricatural pour parler – comble de la sophistication – des œuvres du répertoire scolaire classique ! »
Elle estime que la « créativité lexicale » des jeunes des quartiers populaires gagnerait à être mise en avant d’une autre façon. Là,  « les mots “de la zone”, inventés pour agir sur le monde dans les lieux éloignés du pouvoir symbolique, se voient ainsi kidnappés pour amuser les oreilles des dominants, comme les bouffons du roi ».
Pire : les mots sont complètement vidés de leur substance par les BDBL.
« Les mots utilisés sont aseptisés, coupés de leurs racines, ils deviennent de simples accessoires pour se donner un style sur le moment. »

« Déguisement racaille »

Maria Candea rappelle que ce phénomène de reprise du langage des « dominés » par les « dominants » n’a rien de neuf :
« Les bourgeois ont toujours adoré s’encanailler, du moment que leur statut n’était pas en danger. En l’occurrence, j’ai l’impression d’assister à un carnaval entre filles et fils à papa, qui pimentent leurs révisions des textes scolaires par une petite touche de déguisement racaille pour la soirée. »
Car le public atteint, c’est celui des lettrés : ceux qui connaissent et ont lu les œuvres, qui sont en mesure de saisir chaque référence, qui peuvent apprécier les détournements opérés.
Avec Internet, la visibilité est accrue. Quid de ceux qui peuvent mal prendre la caricature ? Comment prévenir le contresens des personnes qui ignorent tout des quartiers populaires, et pensent que les BDBL pourraient amener des jeunes peu enclins à la lecture à découvrir des classiques ?
« On se tape des barres de rire entre ex-khâgneux, on passe de bons moments, mais en plus, si ça se trouve, on fait œuvre sociale. Là, selon moi, le seuil de l’indécence est franchi et cela met très mal à l’aise. »

« Le mec a l’air hyper content ! »

Quentin Leclerc a 24 ans. Cet ancien étudiant en lettres et son complice Michel Pimpant, 37 ans, ancien traducteur de jeux vidéo, ont une idée principale : celle de « trouver un angle décomplexé et je-m’en-foutiste sur la littérature ». Quentin Leclerc « défend le truc » :
« Il faut prendre ça comme un exercice de style enthousiaste. Le mec a l’air hyper content de parler du bouquin ! »
Totalement décomplexés, les BDBL s’attachent à l’envie de faire rire. Ils nient toute idée de condescendance :
« L’idée, c’est pas de dire : “Regardez comme ils parlent comme des cons.” On ne veut pas qu’il y ait d’ironie dans la façon dont parle Jean Rochefort. On essaie de faire circuler le langage, qu’il se l’approprie. »
La question pour eux, c’est aussi de se réapproprier la littérature, sujet « pas très vendeur ». Avant de devenir des classiques, de nombreux romans étaient des succès populaires : c’est ce lien qui leur semble brisé. Le discours autour de la littérature est trop guindé :
« Pour parler de Balzac ou de Flaubert, on a l’impression maintenant qu’il faut parler comme eux. C’est faux ! »

« Est-ce que la langue est politique ? »

La langue des BDBL est étrange, caricaturale. C’est une mixture faite à partir de très nombreuses influences, qui ne se résument pas à un seul type de vocabulaire. « C’est une langue qui n’existe pas ! », clame Quentin Leclerc, qui veut signifier que porter un jugement dessus est, de fait, compliqué.
Le jeune auteur invoque Gérard Genette : les BDBL, c’est pour lui du « paratexte », uniquement un discours autour de l’œuvre. Ce qui explique qu’il ne faut surtout pas prendre ces textes comme des outils pédagogiques :
« Pédagogiquement parlant, ça n’a aucun intérêt ! Les élèves ne doivent pas se soustraire au savoir littéraire. »
Quant à leur rapport à la langue, il est souple et ne s’embarrasse pas de considérations autres que l’humour :
« Est-ce que la langue est politique ? On ne s’est jamais posé la question. Elle est peut-être légitime. On essaie de vider le mot de sa composante sociale. “Zouz” ou “donzelle”, il n’y a pas de différence pour nous. Les mots sont remplaçables, c’est une musique. “Zouz”, c’est pas pour “faire banlieue”... On veut aplanir la langue. »

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