mardi 19 janvier 2016

Michel Tournier, l'acrobate métaphysique  

Rencontre avec l'auteur de Vendredi ou les Limbes du Pacifique
La première fois que j'ai vu Michel Tournier, ce fut à la télévision, en noir et blanc, dans mon village natal, en 1967. Il venait d'obtenir le prix de l'Académie française pour Vendredi ou les ­Limbes du Pacifique. Je fus immédiatement frappé par le visage : étrange. L'impact des traits nets et pourtant furtivement faunesques. Un tout début de calvitie centrale laissait se bomber de chaque côté de la tête deux bosses de cheveux noirs, deux cornes de Belzébuth ! Le beau c'est le bizarre, comme dit Baudelaire. L'anomalie. Royale chez Tournier. Pourtant, tout commence par l'épure des phrases suaves et limpides qui ouvrent Vendredi ou les Limbes du Pacifique. Robinson est allongé sur le rivage de son naufrage:«des mouettes noires et blanches tournoyaient en gémissant dans le ciel céruléen…»
Tel est le décorum de l'île et du roman originel. Deux couleurs : le noir et le blanc! Et tout là-haut, la troisième : le transcendant bleu lumineux. On va les retrouver… Les mêmes mouettes planent au-dessus du grand dépôt d'ordures marseillais où Alexandre, le «dandy des gadoues» des Météores, prélève des échantillons scabreux. La nuit, des rats noirs viennent dévorer les grands oiseaux immaculés, blessés dans la décharge. Tournier c'est Icare greffé sur un rat. On se souvient des rituels scatologiques de Nestor aux grosses fesses blanches dans Le Roi des Aulnes, observateur prophétique des noires citadelles édifiées par «Oméga»!

Un acrobate métaphysique 

Les grands héros de Tournier sont des pervers polyphoniques… Le romancier fait volontiers montre d'un enthousiasme tératologique. Le monstrueux le fascine. Mais il établit une démarcation rigoureuse entre innocence et pureté. L'innocence serait originelle, celle des monstres candides, de Vendredi qui couche avec la terre. La pureté serait seconde et fruit de la morale. Mais Tournier a beau être friand de ces beaux oxymores irréconciliables, il est rare qu'il ne les verse pas dans un devenir dialectique. Recalé à l'agrégation de philosophie, inconsolable, il n'en a pas moins fait entrer et miroiter les concepts dans le flux romanesque. Ainsi, dans Gilles & Jeanne, le romancier lancera Gilles de Rais et Jeanne d'Arc dans la spirale qui les fond l'un à l'autre comme des jumeaux ! Au final, l'ogre se transfigure en pucelle!
Six ans après que Michel ­Tournier me soit apparu à la télévision, en 1973, il débarquait chez moi dans le petit appartement de ­Sartrouville que je partageais alors avec ma femme. Il entendait me remonter le moral après un échec au prix Goncourt en dépit de son engagement zélé. Je reconnus immédiatement le Tournier «phorique» et salvateur, celui du Roi des Aulnes, sorte de saint Christophe des banlieues à casquette venu me porter, me soulever des boues de la déprime. Souvenez-vous de la fin du Roi des Aulnes. Abel Tiffauges, l'ogre chasseur au service de ­Goering, avance dans un marais en portant dans la lumière Ephraïm, un enfant juif qui se métamorphose en étoile. Tel est le cœur de l'imaginaire de Tournier, son blason mythologique, cette marche initiatrice, cette sortie du labyrinthe profane pour aller danser dans une bacchanale de rayons spirituels. Robinson, à la fin de Vendredi ou les Limbes du ­Pacifique, se dresse dans le soleil:«La lumière fauve le revêtait d'une jeunesse inaltérable.» Et c'est là qu'il découvre un nouveau ­Vendredi qu'il baptise Jeudi !
Ces petites hérésies pullulent chez Tournier. Pas de littérature sans l'aventure d'un écart. Sans entourloupe paradoxale. L'acrobate métaphysique invente ainsi dans Gaspard, Melchior & Balthazar un quatrième roi mage:Taor ! Lui aussi subira les dédales ténébreux, les affres dans les mines de sel de ­Sodome avant de connaître, tout naturellement, l'eucharistie. Sublimation récurrente, obsédante. À la fin des Météores, Paul, après avoir, en vain, cherché Jean son jumeau nomade, est amputé de sa jambe et de son bras droits dans un souterrain séparant les deux zones de ­Berlin. Et ce mutilé, de retour chez lui, va vivre au cœur de son jardin une métamorphose extraordinaire, une expérience d'hyperconnaissance qui le plonge dans les turbulences du vent, des nuées, du soleil et du bleu céruléen initial ! Il développe un corps météorologique, cosmique ! C'est peut-être la plus décoiffante invention du romancier.
Trente-cinq ans après une première visite au presbytère de ­Choisel, je suis revenu en juillet 2008. Tournier après une chute et une opération ratée, rebelle à toute nouvelle intervention, marchait en s'appuyant sur une béquille. Il se dressa soudain dans son jardin illuminé, tel Paul, tel Robinson. Et toute la cohorte de ses parias magnifiques, de ses errants «phoriques». Incarnant à lui seul tout le cycle, toute la roue du temps romanesque. On entendait claquer derrière la haie des balles de tennis. Je jetai un œil : deux jeunes gens, torse nu, jouaient dans le soleil. Je lui dis que c'étaient les jumeaux des Météores.

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