jeudi 21 janvier 2016

Edmonde Charles-Roux, l'irréverencieuse, a déposé les armes

Résistante, féministe et femme de lettres, Edmonde Charles-Roux s'est éteinte à 95 ans. Retour sur le parcours d'une élégante indocile.

Publié le | Le Point.fr
Edmonde Charle-Roux en 2011. À 90 ans, elle préside l'académie Goncourt.
Edmonde Charle-Roux en 2011. À 90 ans, elle préside l'académie Goncourt. © AFP/ GERARD JULIEN


Elle était affaiblie depuis décembre. Edmonde Charles-Roux s'est éteinte cette nuit à Marseille dans une maison de convalescence, en présence de son petit-neveu Marcantonio del Drago, a indiqué Marie Dabadie, la porte-parole de l'Académie Goncourt, dont la romancière avait été présidente. Edmonde Charles-Roux avait 95 ans.





C'est en 1920, dans une illustre lignée d'armateurs et de diplomates qu'Edmonde Charles-Roux voit le jour à Neuilly-sur-Seine. Durant les premières années de son existence cossue passée entre Prague et Rome, la petite fille « insolente et imprévisible » apprend à tenir son rang et s'apprête à mener l'existence traditionnelle des grandes bourgeoises prisées pour leur dot. Mais la Seconde Guerre mondiale qui s'annonce va rebattre les cartes de ce destin joué d'avance.

Une bourgeoise frondeuse

Téméraire, audacieuse et déjà imprégnée d'un sens aigu de l'engagement, la benjamine de la famille alors âgée de 20 ans se porte volontaire au front. Blessée à Verdun en portant secours à un légionnaire, la jeune infirmière ambulancière s'engage aux premières heures de la résistance et cache des hommes de la main-d'œuvre immigrée dans le jardin familial, avant de suivre le maréchal de Lattre de Tassigny pendant toute la campagne de France.
En entrant dans la clandestinité, elle suit les traces de son père qui préféra démissionner quand les Allemands imposèrent Laval plutôt que de se compromettre dans la collaboration. « Vivre, c'est dire non », aimait-elle répéter. Cette expérience déterminante, dont elle est revenue décorée de la Croix de guerre et « caporal honoraire », façonne sa personnalité et fait d'elle quelqu'un « d'abominablement libre ».

« Une fille à soldats »

Mince comme un crayon, les pommettes hautes, toujours vêtue d'un tailleur Chanel et d'un collier de perles, Edmonde est un troublant sosie de Louise de Vilmorin. Mystérieuse et insaisissable derrière une courtoisie parfaite, il est difficile d'imaginer que cette façade scintillante cache une irrévérencieuse dans l'âme. Militante, féministe, indocile, elle fait de sa liberté une priorité absolue. Pour elle, elle n'aura pas d'enfant. Charmeuse, elle enchaîne les liaisons. Maurice Druon, Mitterrand, les conquêtes de celle que l'on surnomme la « fille à soldats » font grincer des dents la France conservatrice du milieu des années 1950.
Edmonde Charles-Roux, dans les années 60, est journaliste chez Vogue et écrivain. © - AFP/UPI


Après la Seconde Guerre mondiale, elle décide de devenir journaliste. Une partie de sa famille cesse de la recevoir, car une « femme honnête ne travaille pas, surtout pas dans la presse », mais qu'importe. Elle participe au lancement de Elle et prend la tête de Vogue Paris à partir de 1954. Sa ligne éditoriale jugée trop sulfureuse et son admiration sans bornes pour Aragon « le communiste » la fragilise aux yeux du propriétaire. « Elle passait le plus clair de son temps à faire de la contrebande », relate François Nourissier.

La première femme noire en couverture du Vogue

L'année 1966 marque un nouveau tournant dans sa vie. Elle qui fut la première à ne traiter la mode « qu'en la mettant en relation étroite avec toute autre forme de création » se voit accuser de propagande communiste et doit finalement quitter son poste dans un souffle de scandale. Son ultime audace ? Avoir mis en couverture une femme noire. « Quand je suis allée chercher mon salaire chez le comptable, comme il était d'usage, la maison étant menée à l'américaine, il m'a tendu l'enveloppe en disant : Je crains bien que ce ne soit la dernière », se souvient-elle.
Le chômage sera de très courte durée. La voilà femme de lettres. Trois mois après son éviction, elle publie son premier roman Oubliez Palerme et entre à jamais au panthéon de la littérature en devenant la cinquième femme à recevoir le Prix Goncourt. « C'est une belle petite vengeance après sa mise à pied », dira son ami Pierre Bergé.

« Tu ne pourras me tromper qu'avec une seule femme : Marseille »

Quelques semaines plus tard, elle fait la rencontre de Gaston Defferre. Il est marié, mais la clandestinité ne la dérange pas. Pendant sept ans, ils se retrouvent discrètement à Cassis ou dans sa demeure normande, parfois avec François Mitterrand, que cette histoire enchantait. Elle apprécie sa fougue et son courage. N'est-il pas célèbre pour être sorti victorieux du dernier duel officiel de l'histoire en 1967, qui l'opposait a un député vexé d'avoir été traité d'abruti ?
Edmonde Charles-Roux et Gaston Defferre.


En 1973, après son divorce, Defferre parvient enfin à lui passer la bague au doigt. « Moi, j'étais plutôt pour l'union libre », insiste-t-elle, « mais cela lui semblait impossible. Marseille... Le maire qu'il était depuis quelque vingt années... Du coup, j'ai exigé un mariage à l'église. Il était protestant, donc jamais encore marié à l'église. » Le jour du mariage, elle lui aurait dit : « Tu n'auras le droit de me tromper qu'avec une seule femme : Marseille. »

« Vous votez mal, mais vous écrivez bien »

Derrière les perles fines et les tailleurs Saint Laurent qu'elle préfère désormais à Chanel, la sulfureuse amie des intellectuels a le cœur farouchement à gauche et la parole caustique pour défendre la mémoire de son défunt mari. Interrogée sur Gaudin, le successeur de son époux à la mairie de Marseille, elle rétorque lapidaire « Oh, Jean-Claude, t'as peut-être le chapeau, mais t'as pas la tête. » Frêle et tenace, raffinée et venimeuse, Edmonde force le respect autant qu'elle fascine.
Que renferme son charme énigmatique ? Une indifférence absolue, des passions secrètes, des blessures d'enfance… Nous ne le saurons pas. Bernard-Henri Lévy qui la fréquente depuis longtemps la décrit « ardente, batailleuse, guerrière » tandis que son ami Pierre Bergé loue son élégance, sa pudeur et son talent. « Vous votez mal, mais vous écrivez bien », lui concède même de Gaulle lors d'une garden-party à l'Élysée. Sa carrière littéraire est du reste ponctuée de succès : après Oubliez Palerme et Elle Adrienne, L'Irrégulière retrace la vie de Coco Chanel. Elle consacrera également une biographie en deux tomes à Isabelle Eberhardt.

Trente et un ans de Goncourt

Figure de la scène littéraire, elle est un des plus fidèles couverts de chez Drouant. Entrée en 1983, elle accède à la présidence du Goncourt en 2002. Là encore, malgré son âge avancé, son âme combative trouve à s'exprimer. Les chantiers sont nombreux : entachée de complaisance, victime de guerres intestines entre jurés, la maîtresse de céans tend à rendre plus transparent et légitime le vote de l'auguste académie. Le prix – qui assure entre 250 000 et 800 000 exemplaires à l'heureux élu – est « l'antichambre et la caisse de résonance de la vie littéraire française », alors les pratiques douteuses sont tentantes. Colette avait, paraît-il, pour habitude de téléphoner à des membres pour influencer le vote, Jean Giono quant à lui votait à distance.
Ne pratiquant pas la langue de bois, Edmonde Charles-Roux n'a pas hésité à dévoiler ces anecdotes sur les dessous peu flatteurs du cénacle. « Il y avait un côté secret. Le jury travaillait porte fermée. Il existait une sorte de repli sur soi-même. Quand je suis devenue présidente, avec le soutien d'autres jurés, j'ai fait le contraire : j'ai ouvert les portes », confiait-elle au Figaro en 2014 à l'aube de sa démission (à 94 ans) au profit de Bernard Pivot.
C'est peut-être son incapacité avouée « à supporter l'ennui poliment et patiemment » qui explique que la grande dame ait attendu si longtemps pour passer la main. Souffrante depuis quelque temps, elle avait quitté son domicile parisien de la rue de Seine (où vécut avant elle Joseph Fouché), pour sa résidence au pied de la montagne Sainte-Victoire « son Machu Picchu provençal ». C'est là qu'elle s'est éteinte. Enfin en paix ?

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