mardi 19 janvier 2016

Michel Tournier, un succès planétaire


«Je suis fier d'être un auteur scolaire», confiait Michel Tournier (ici en 1973).
Michel Tournier est décédé ce lundi, à 91 ans, à son domicile de Choisel, dans les Yvelines. Il avait 43 ans, en 1967, lorsque sort son premier roman, Vendredi ou les limbes du Pacifique, vendu à 7 millions d'exemplaires.
Échouer à l'agrégation ne vaut pas exclusion définitive de l'école. Au contraire. Michel Tournier - décédé ce lundi à l'âge de 91 ans -, qui voulait être professeur de philosophie, fut recalé deux fois à l'agrégation, mais des millions d'élèves ont planché et continue de le faire sur Vendredi ou la vie sauvage.
Comme on ne le laissait pas entrer par la petite porte, il avait choisi d'emprunter la grande et reste, aujourd'hui, le seul auteur français à avoir, de son vivant, accédé au rang de classique. Pendant longtemps, des cohortes d'écoliers lui ont rendu visite dans l'ancien presbytère de Choisel où il s'était retiré, dans la vallée de Chevreuse. Le souhait de transmettre aux enfants a toujours animé l'écrivain, qui clamait: «Je suis fier d'être un auteur scolaire.»
Combien sont-ils en effet d'écrivains français contemporains à avoir investi le champ des collèges et des lycées avec leurs romans, comptant des lecteurs de 10 à 100 ans? Une poignée si l'on inclut dans ce groupe Le Clézio, le Nobel qui tombe parfois au bac, ou Pennac, qui a investi judicieusement le terrain de la littérature jeunesse. Avec un seul livre, Michel Tournier s'était imposé haut la main. En tant qu'anciens élèves, on a tous quelque chose de Vendredi.

«La grotte, la boue, l'eau, le feu, la sexualité»

Michel Tournier a 43 ans, en 1967, lorsque sort Vendredi ou les limbes du Pacifique. L'homme n'est pas un inconnu du milieu littéraire, mais son nom n'évoque absolument rien chez le commun des mortels. Il a traduit de l'allemand Erich Maria Remarque, a travaillé chez Plon en tant que directeur littéraire et s'est illustré comme producteur à la radio en imaginant une émission consacrée à la photographie intitulée La Chambre noire. Des tropismes qui ne le portent naturellement pas vers le grand public. Les Français découvrent son nom lorsqu'il reçoit le grand prix de l'Académie française pour son premier roman. «Un remake de Robinson Crusoé par quelqu'un qui a lu Freud, Sartre et Levinas», a résumé Queneau en imposant ce manuscrit chez Gallimard.
Dans ce livre, Michel Tournier imagine en effet une variante du Robinson de Defoe déconstruisant l'œuvre de l'Anglais pour critiquer la société occidentale de consommation, introduire le point de vue de l'ethnologue et ouvrir la voie à une réflexion philosophique. «La grotte, la boue, l'eau, le feu, la sexualité sont utilisés dans un contexte cosmique et philosophique qui élève le débat au-dessus de sa trame anecdotique. À ce coup d'essai, M. Michel Tournier (retenez bien ce nom!) a fait un coup de maître», écrit Robert Sabatier dans Le Figaro littéraire du 26 juin 1967. «Nous voilà arrivés à la révélation de Vendredi, à son règne aérien et poétique aux mille ingéniosités», renchérit François Nourissier dans Les Nouvelles littéraires.

«Je savais bien que de la philosophie pure ne se vendrait pas»

Michel Tournier ne se lassait jamais de raconter la genèse de ce roman qui lui valut sa consécration: «Mes échecs à l'agrégation m'avaient laissé par terre. Je voulais être professeur de philosophie, mais on n'avait pas voulu de moi. J'ai cherché dans cette discipline le motif d'un roman car je savais bien que de la philosophie pure ne se vendrait pas. Robinson Crusoé m'est apparu comme un sujet extrêmement intéressant. Il y avait beaucoup de thèmes à exploiter: la solitude, la relation de l'homme avec l'île, la survenue de Vendredi, qui est d'une autre génération, d'une autre race, la rencontre de l'homme avec l'adolescent et de l'adolescent avec la civilisation.»
Au journaliste qui lui demandait pourquoi il avait choisi d'envoyer son manuscrit chez Gallimard, il répondait: «Gallimard, tout naturellement, parce que je traînais dans le milieu de l'édition depuis un certain temps déjà. Il a été pris tout de suite. Et quelques années après, j'ai décidé de le réécrire pour les enfants dans une version améliorée.»

«J'ai commencé à 43 ans»

Voilà la seconde particularité de ce premier roman à la destinée extraordinaire, aujourd'hui traduit en plus de trente langues. Il en cache un autre, façon poupée russe. En 1971, en effet, soit un an après que Tournier eut reçu le prix Goncourt à l'unanimité pour son deuxième roman, Le Roi des Aulnes, il fait un choix éditorial étonnant:Vendredi ou les limbes du Pacifique devient Vendredi ou la vie sauvage. Le livre est publié chez Flammarion parce que Gallimard à l'époque n'avait pas encore de département de littérature jeunesse - la maison se rattrapera en le proposant dans sa toute nouvelle collection «Folio», créée un an plus tard.
Cette adaptation, au style vif et vibrant, est devenue le classique que l'on sait. La première version avait été encensée par Gilles Deleuze, qui, du haut de son autorité critique, lui avait offert une analyse très remarquée.
La seconde fait florès sur les bancs de l'école et assoit la notoriété publique de l'auteur, qui déclarait à son sujet (1): «Fini le charabia. Voici mon vrai style destiné aux enfants de 12 ans. Et tant mieux si ça plaît aux adultes. Le premier Vendredi était un brouillon. Le second est propre ; j'ai simplifié un petit peu parce que j'ai trouvé que Vendredi ou les limbes du Pacifique, c'était trop compliqué et même un peu vicieux, subtil, abstrait.» Il n'en démordra jamais au fil des ans, préférant toujours cette version à la première.
(1) Dans Michel Tournier. La réception d'une œuvre en France et à l'étranger, sous la direction d'Arlette Bouloumié, Éditions PUF, 300 p., 16 €.

Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire