Benoîte Groult, 86 ans, militante féministe et écrivaine, mène un dernier combat, celui de mourir quand elle veut.
Elle peste et proteste, l'oeil gris comme un avis de gros temps sur West Ireland. Tous ces hommes, Jean-Louis Servan-Schreiber, François de Closets, qui prétendent raconter la vieillesse du haut de leurs 65, allez, au mieux, 70 ans... Benoîte Groult, 86 hivers depuis la semaine dernière, les regarde du grand large : «Ils n'ont encore rien vu, ils sont dans l'enfance du grand âge. Il faut vingt ans pour faire un vieux. Exactement comme pour fabriquer un adulte.» On naîtrait vieillard vers 65 ans, dit-elle, et on grandirait jusque vers 85. Après... On commence à penser à appuyer sur la Touche étoile, titre de son dernier livre (1). Comme Mireille Jospin et Claire Quillot, parties quand elles l'ont choisi. Parce qu'au-delà de cette limite, «c'est irréversible et accéléré» : «Tous les ans, on regrette l'année précédente. J'en suis à pleurer sur le paradis de mes 83 ans, c'est dire.» Il faut connaître ses propres limites, symbolisées par l'essentiel. Pour Benoîte Groult, c'est un filet à crevettes. Quand elle ne pourra plus traquer le bouquet sous les varechs du Morbihan, sa vie ne vaudra plus la peine d'être vécue. Même si elle n'a pas fait que ça depuis 1920.
Benoîte Groult fait la promesse de partir vivante. Pas «à demi morte» aux commandes d'un déambulateur, elle qui godille encore dans sa baie bretonne. Elle cite Louis Aragon : «Que s'est-il donc passé ? La vie et je suis vieux», et se fait prosélyte pour l'Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD ), son ultime objet de militantisme. Arguments : «On a le droit de faire toutes les conneries que l'on veut toute sa vie. Se marier, se tromper, divorcer et même de se suicider. Mais au moment de mourir, terminé la liberté. On devient le jouet de forces adverses dont on n'a rien à faire, la morale, le pape, ou des médecins qui ne veulent pas entraver leur carrière.» Benoîte en veut à la France, comme au temps de la loi Neuwirth en 1967, quand les députés de tous bords s'effrayaient de ces femmes bientôt autorisées à prendre la pilule, qui allaient «se comporter comme des chiennes dans les rues». Ou comme avant la légalisation de l'avortement, autorisé après qu'elle en a subi cinq. «Le refus de la naissance choisie et de la mort choisie, c'est la même idéologie contre la liberté.» Elle prévient : «Mais on finira par y venir pour des raisons économiques qui seront les pires : on ne va plus savoir quoi faire de tous les vieux, les hospices vont déborder et les retraites ne seront plus payées.» La vieillesse est un délit et la mort, le dernier vrai tabou, dit celle qui fulmine contre «notre pays rétrograde», prête à un ultime voyage en Belgique. La mer y est triste certes, mais «euthanasie», belle mort en grec, n'y est plus un gros mot. «Dans ma jeunesse, c'était "vagin", le mot interdit. Dans le Larousse, on trouvait pénis, testicules, même bite et couilles. Mais pas vagin. Nos organes, par lesquels passe toute l'humanité, étaient innommables.»
Quatre-vingt-six ans et toutes ses dents, Benoîte Groult. Et droite comme une plume, la pommette rose. «J'ai fait deux liftings. Pour moi d'abord, car ma peau vieillissait plus vite que moi, je me trouvais l'air antipathique. Et contre tous ceux qui pensaient que les féministes étaient vieilles, moches et mal baisées. Je n'ai rien été de tout ça.» Au mur de son appartement parisien, une grande photo d'elle entre deux hommes, dans un paysage du Kerry irlandais cher à son coeur : François Mitterrand et l'écrivain Paul Guimard. Paul, conseiller du président de 1981 à 1986, était son mari. Pour lui, la vieillesse était un caillou sur une plage déserte. Il est mort à 83 ans d'avoir trop fumé, trop bu, trop vécu. Il disait de leur couple : «Nous marchions du même pas.» Quand Benoîte avait présenté Paul, cinquante-deux ans plus tôt, sa mère s'était écriée : «Un homme beau ! Tu vas souffrir, ma fille.» Elle a souffert. Et même écrit un livre sur la jalousie, le Féminin pluriel, en guise de thérapie. Elle conseille d'écrire des livres plutôt que de suivre des psychanalyses.
Benoîte Groult a écrit sur tout. Les jeunes filles rangées, les femmes rompues, la force de l'âge mûr, et maintenant la vieillesse, dans son livre «testament». Son oeuvre est un livre de toute la vie, la sienne, une rampe pour toutes les générations. A la façon de Simone de Beauvoir, l'humour en plus. Son Deuxième Sexe à elle, écrit à 55 ans et intitulé Ainsi soit-elle, s'est vendu à 1 million d'exemplaires. Dans ses livres, Benoîte Groult mélange ses maris, ses amants et ses réflexions politiques. Elle a raconté l'enfant(e) élevée à Sainte-Clothilde, appelée à devenir femme au travers de modèles édifiants : Bécassine, la sainte Vierge ­ «sûrement l'invention la plus perverse !» ­ et Jeanne la Pucelle. Elle était complexée d'être fille, rabaissée surtout par sa mère, grande bourgeoise parisienne élégante, habillée par son frère le couturier Paul Poiret. La petite fille qui voulait devenir institutrice n'était jamais assez belle, jamais assez brillante pour cette mère (morte en 1967 de la maladie d'Alzheimer), amante de Marie Laurencin à une époque où les amours saphiques faisaient sourire dans le milieu des Groult, artiste et déluré. Le père, décorateur lancé, s'en amusait. La mère ordonnait à ses filles Benoîte et Flora (morte en 2002 de la maladie d'Alzheimer) de ne jamais dépendre d'un homme. Cela a conduit Benoîte à devenir professeure, journaliste à la radio, puis écrivaine, selon sa grammaire féministe. Mais ne l'a pas empêchée de se marier comme une oie blanche au journaliste toulousain Georges de Caunes, dont le grand mérite fut de lui faire comprendre ce qu'est un macho. «Mon chéri, ce n'est pas grave, on va remettre ça», lui a-t-il dit devant le berceau de leur première fille Blandine. A la deuxième, Lison, il était vraiment en colère, et Benoîte se souvient d'avoir pleuré comme Soraya, incapable à la même époque de donner un héritier au trône d'Iran. Georges de Caunes n'a pas connu Constance, fille de Paul Guimard. Les trois filles de Benoîte ont eu trois filles. Flora, sa soeur unique, a eu deux filles. Le premier garçon de la lignée, après trois générations, est attendu bientôt.
Benoîte Groult a beaucoup oeuvré pour féminiser la planète et le dictionnaire des professions. C'est à elle qu'on doit la ministre, l'avocate et la procureure. Elle a calé sur le féminin de recteur car ses détracteurs, académiciens en tête, ironisaient sur les futures «rectales». «Ce sont les mêmes qui ne jurent que par les excès du féminisme. Quels excès ? Pour un mouvement qui représente la moitié de l'humanité oppressée, il aurait pu y avoir beaucoup de zizis coupés.» Benoîte voudrait entendre dire un jour «une belle vieillarde comme on dit un beau vieillard». Car l'injustice poursuit les femmes, «ces vieilles peaux», jusque dans le grand âge, quand la séduction, «malheureusement», n'est plus qu'un souvenir. Elle rêve plus qu'elle ne se bat pour le droit à l'amour féminin après 75 ans, «comme Gregory Peck». Elle ne milite plus beaucoup. Mais serait prête à remonter sur une estrade pour faire élire Ségolène Royal. Et même vivre jusqu'à l'élection présidentielle, par la même occasion. Après, il sera temps peut-être d'appuyer sur la touche étoile.
(1) La Touche étoile, Grasset, parution le 4 avril.
Benoîte Groult en 8 dates
1920 Naissance à Paris.
1946 Naissance de sa première fille.
1952 Mariage avec Paul Guimard.
1975 Ainsi soit-elle, Grasset.
1984 Présidente de la commission de féminisation des noms de métiers.
1986 Rejoint l'Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD).
1988 Les Vaisseaux du coeur.
2004 Mort de Paul Guimard.