dimanche 16 août 2015

[Chronique du temps présent] La langue des autres par François Taillandier

16/08/15 LA MONTAGNE

taillandier - inconnu
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Je me suis mis à l’étude du grec ancien. Non, ce n’est pas une protestation contre les projets dissolvants de Mme Valaud-Belkacem relativement à l’étude des langues anciennes au collège, bien qu’ils me scandalisent. Et ce n’est pas non plus un acte de solidarité avec la Grèce d’Alexis Tsipras, même si je déplore en l’occurrence la quasi-extinction du vieux philhellénisme français. C’est parce que je veux étudier de près les Évangiles, et désire par ailleurs approfondir ma connaissance des philosophes présocratiques. À un certain stade, il faut pouvoir envisager le texte original.
Voilà une proclamation qui peut sembler vaniteuse. C’est au contraire bien modeste. Il m’aura fallu trois semaines d’ânonnements quotidiens pour reconnaître les 24 lettres de l’alphabet grec, et déchiffrer les mots en suivant avec mon index, comme à l’école primaire. Mais, nanti de l’excellente Petite initiation au grec des Évangiles de Sœur Jeanne d’Arc (Belles Lettres/DDB, 1990), je puis maintenant passer d’un verset en français au verset en grec, et m’y reconnaître.
C’est intéressant, car parfois les mots originaux n’ont pas le même sens que leur traduction courante. Ainsi le grec « amartia » n’a-t-il pas le caractère quasi pénal de l’implacable « peccatum » (péché) de la tradition latine. Ainsi « thérapeuo » a-t-il un sens plus flou et plus vaste que soigner ou guérir selon notre médecine actuelle : il ressemble plus au « care » anglo-saxon. Ces déplacements de sens, ces connotations différentes d’un mot équivalent existent dans toutes les langues, et c’est ça l’intérêt : notre angle de vue en est changé.
Mais ce timide apprentissage offre une autre récompense : celle de la peur, ou de l’appréhension, surmontée. Cela peut être compliqué ; ce n’est pas infaisable. On a la joie de se dire : Tiens, j’y arrive ! Je me débrouille. Je m’oriente dans la forêt. Il n’y a pas de méchant loup. Je suppose qu’on doit éprouver le même genre de satisfaction lorsque on apprend une discipline sportive. Ou à crépir un mur.
Je dois sans doute cette minuscule hardiesse à mon ami Pierre Janin, qui depuis des années me fait l’article pour ce qu’il appelle l’intercompréhension entre les langues (*). L’intercompréhension ne consiste pas à apprendre une langue étrangère pour pouvoir la parler ou l’écrire. Elle consiste à découvrir que l’on peut, dans une certaine mesure, la comprendre. Je peux (davantage que je ne le croyais) comprendre ce que m’écrit un correspondant italien ou allemand. Il peut (davantage qu’il ne croyait aussi) comprendre ce que je lui écris. Le résultat, c’est : Cette langue ne m’était pas aussi étrangère que je me le figurais. Les méthodes de l’intercompréhension sont précises. Il y a des programmes pédagogiques, reposant sur les parentés étymologiques, le repérage des fonctions dans la phrase, l’intuition aussi. Les tests et les procédures proposés donnent des résultats surprenants, même au-delà du cercle des langues romanes.
L’intercompréhension lève des barrages mentaux et cognitifs. Je peux m’approcher de gens qui vivaient et pensaient il y a deux mille ans – comme je peux m’approcher de ceux qui vivent à dix mille kilomètres. Il y a des chemins. Avoir peur, c’est s’interdire. Avoir peur, c’est se priver.
Voilà. J’aurais sans doute dû plutôt vous délivrer ma pensée profonde sur les grands sujets de l’heure, le drame des migrants, l’Inde qui ne veut plus acheter nos Rafale, le broyage des poussins vivants. J’ai préféré cette toute petite aventure de l’esprit. Aucune langue humaine ne nous est tout à fait étrangère, puisque elle est éclose sur des bouches humaines. Par les temps qui courent, cela peut servir.
(*) Je recommande de consulter sur le net : Apic-L’Intercompréhension, le site de l’association qu’il préside.

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