samedi 2 juillet 2016

Yves Bonnefoy, l’entretien infini

Yves Bonnefoy, l’entretien infini

Grande tristesse d’apprendre la disparition, ce 1er juillet, d’une voix qu’au fil des années nous avions cru impérissable. Pour la réentendre, je propose en lien l’enregistrement d’une grande conférence qu’avait donnée Yves Bonnefoy en 2011, en ouverture des Rencontres européennes de littérature à Strasbourg. J’y ajoute un entretien de la même année. Une parole infiniment précieuse.
 
                                                                        A Jean-Paul Avice, reconnaissance et amitié

La poésie a été toute la vie d’Yves Bonnefoy. Que son œuvre, considérable, ait pris la forme du récit, de l’essai, et en particulier de la critique d’art, ou encore de la traduction, c’est toujours la poésie qui demeurait l’horizon de ses livres. Patrick Werly, dans la présentation de la conférence que je mets en lien (présentation qu'on peut aussi lire ici), insiste fort justement sur la continuité entre la parole poétique et la critique. Jean-Paul Avice, un ami proche du poète et doué d’une connaissance intime de son œuvre – il a dirigé, entre autres, avec Odile Bombarde, le Cahier de l’Herne sur Bonnefoy -, disait ceci dans un entretien, en 2011 : « Yves Bonnefoy a rappelé à plusieurs occasions qu’il avait un temps imaginé n’écrire qu’un seul livre, et que malgré la multiplication impressionnante de ses volumes, il y avait encore du sens à penser que tout cela ne formait qu’un seul livre. »
Jean-Paul Avice soulignait cependant qu’il y avait trois inflexions ou trois changements dans l’œuvre du poète. Tout d’abord la multiplication des sonnets ou des « presque » sonnets dans ses dernières oeuvres, « qui dans leur contrainte l’aident à donner une place de plus en plus importante dans sa réflexion à l’enfance, à ce moment où les concepts n’ont pas encore noyé le regard émerveillé que l’on porte au monde ». Ensuite l’importance de plus en plus grande accordée à la beauté « comme apaisement de la violence du langage ». Enfin l’importance accordée à la compassion, « le fait que la présence se dise de plus en plus comme visage, même s’il continue à aimer des peintres de paysage chez lesquels la présence humaine ne se dit qu’obliquement par l’arbre ou la montagne ».
En mars 2011 Yves Bonnefoy fut l'invité d’honneur de Traduire l’Europe, les 6èmes Rencontres européennes de littérature à Strasbourg. Il prononça une importante conférence dont le titre était le suivant : « Les lettres de Hofmannsthal et la question de la poésie ». A travers ses interrogations et ses hypothèses, le poète, une fois encore, cherchait, « à comprendre ce que signifie en nous le besoin de poésie ». Considérant le point de vue de l’histoire de l’art et de la pensée, il disait ceci : « Je crois, vous le voyez, à l’unité de l’Europe ». Ce rappel à l’Europe de l’art et de la poésie nous est aujourd’hui, tant elle a été oubliée, infiniment précieux. Dans un entretien que je reproduis ci-dessous, Yves Bonnefoy se demandait si ce qui motive l’écriture poétique n’est pas « un renouveau qui ne peut que s’accompagner d’une rénovation radicale du lien social ». « Les images dans les poèmes, poursuit-il, cela peut sembler du gratuit, de l’insouciant, mais c’est aussi et d’abord ce qui décompose les idéologies dans lesquelles les groupes humains s’empiègent.  
La défiance à l’endroit du concept et des idéologies n’a jamais été pour Yves Bonnefoy une manière d’exclure le poète de la cité, de le cantonner à la tour d’ivoire des mots ou à la nostalgie d’un âge théologique. L’éthique de la compassion, l’insistance sur "la personne particulière" de chaque être, que rappelle ici Patrice Beray, aussi bien que la place de l’autre dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy dessinent continument une figure de l’interlocuteur, celle même de son lecteur, avec lequel l'entretien, même posthume, est infini.
Pascal Maillard
Lien vers la conférence : http://www.canalc2.tv/video/10470
PS : Concernant l'absence d'image dans la vidéo de cette conférence, j'avais sollicité l'autorisation d'Yves Bonnefoy en amont des Rencontres. Il m'avait répondu significativement : "Je ne pense pas, voyez-vous, qu'une archive vidéo préserve une présence. Elle ne garde qu'un simulacre." 
Yves Bonnefoy et l'Université de Strasbourg : éléments bibliographiques
Il y avait des liens forts entre l'Université de Strasbourg et Yves Bonnefoy. Et ceci grâce à des chercheur.e.s, parfois aussi poètes, qui ont initié de nombreux colloques sur le poète, fait des cours, et dirigé des ouvrages auxquel Yves Bonnefoy a contribué. Je pense en particulier à Michèle Finck, Maryse Staiber et Patrick Werly. On peut citer les ouvrages suivants :
- Yves Bonnefoy. Poésie, peinture, musique, textes réunis par Michèle Finck, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1995
- Yves Bonnefoy et l’Europe du xxe siècle, sous la dir. de Michèle Finck, Daniel Lançon et Maryse Staiber, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2003
 - Yves Bonnefoy. Poésie et dialogue, sous la dir. de Michèle Finck et Patrick Werly, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2013
On peux aussi indiquer les deux livres suivants qu'Yves Bonnefoy a publiés aux PUS :
- La communauté des traducteurs, PUS, 2000
- La communauté des critiques, PUS, 2010.
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Entretien avec Yves Bonnefoy (2 mars 2011, magazine Poly)

Vous êtes l’invité d’honneur des 6e Rencontres européennes de littérature. Qu’attendez-vous d’une telle manifestation ?
Des rencontres, avec des poètes d’autres pays de l’Europe. Je trouve beaucoup de sens, en effet, et j’attends beaucoup, de la diversité des cultures européennes, une pluralité qui a été et demeure la réfraction à travers des langues parfois  fort différentes de ces grands rayons que furent à l’aube du continent la pensée grecque, le droit romain, et même cette idée chrétienne de la personne si difficile à préserver de sa démesure, aux dangereux préjugés.  Les réfractions furent très variées, il en résulta des incompréhensions réciproques qui attisèrent bien des conflits, notre histoire a été un long enchaînement de désastres, mais quand on voit la rapidité et l’ampleur avec lesquelles se répandirent à travers l’Europe l’architecture romane, la peinture gothique et renaissante, l’art baroque, la poésie romantique puis symboliste et encore les avant-gardes qui précédèrent le funeste premier conflit mondial, on ne peut pas ne pas croire qu’il y a sous-jacent à nos détestables conflits de quoi donner vie avec profondeur à une recherche commune en passe aujourd’hui, qui sait même, d’enfin fleurir, au moins dans quelques œuvres qu’il importe donc de connaître.
Vous écriviez dans Notre besoin de Rimbaud qu’il a été pour vous « la révélation de ce qu’est la vie, de ce qu’elle attend de nous, de ce qu’il faut désirer en faire ». De quand date cette révélation et en quoi Rimbaud vous remue-t-il encore, aujourd’hui ?
Nous parlions de l’Europe, à l’instant. Et Rimbaud a écrit, dans Une saison en enfer : « Quittons ce continent où la folie rôde ! » Était-il, lui, un ennemi de l’Europe ? Bien sûr que non, il ne fut que déçu par un siècle où elle avait été particulièrement déconcertante, à feu et à sang sous Napoléon, puis révolutionnaire partout ou presque en 1848 mais sans lendemain à l’aune de cette grande espérance.  Et ce que nous devons à Rimbaud, sa réaffirmation impatiente de l’espérance dans le malheur, c’est dans le droit-fil d’une revendication qui est aussi spécifiquement européenne que la poésie de Leopardi ou celle de Baudelaire ou la musique de Beethoven, de Mahler. 
Rimbaud voulait « changer la vie ». Est-ce le dessein commun à tout poète ?
Oui. En tout cas ce devrait l’être. Il faut mériter cette appellation si on y prétend.
En quoi le poète diverge-t-il de l’écrivain, de l’essayiste ou du traducteur ?
Précisément en ceci qu’il fait de ce dessein son grand  souci, aux dépens de l’observation des comportements sociaux, par exemple : cette vocation des romanciers. Mais n’opposons  pas le poète au traducteur. Le traducteur de la poésie a vocation à être poète.
Quel regard portez-vous sur le poète Tony Harrison, invité à vos côtés ? Existe-t-il une filiation avec l’homme aux semelles de vent ?
Tony Harrison a une pensée politique et je lui donne raison. Cela peut vous étonner puisque rien de politique n’apparaît dans ce que j’écris, mais qu’est-ce qui motive l’écriture poétique en ce qu’elle a de plus subjectif sinon le besoin, je le disais, de « changer la vie », un renouveau qui ne peut que s’accompagner d’une rénovation radicale du lien social ? Les images dans les poèmes, cela peut sembler du gratuit, de l’insouciant, mais c’est aussi et d’abord ce qui décompose les idéologies dans lesquelles les groupes humains s’empiègent.
 Propos recueillis par Thomas Flagel
Source de l’entretien 
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